La cyberguerre froide

Le 16 août 2012

Les États-Unis gardent aujourd'hui la main sur certaines fonctions essentielles du Net. Au grand dam de quelques nations, qui militent pour placer la gouvernance du réseau au sein des Nations-Unies. Mais pas forcément pour la bonne cause... Bras de fer géopolitique pour le contrôle d'Internet.

N’insistez pas, les États-Unis ne lâcheront pas le contrôle du Net. Ou plus précisément, la gestion de quelques-unes de ses fonctions essentielles, comme la gestion du fichier racine, coordonnée au sein d’institutions made in USA comme l’ICANN ou Verisign, qui (en gros) créent ou suppriment de nouveaux “.quelquechose”.

Pas faute d’avoir essayé de changer les choses depuis de nombreuses années. La dernière tentative en date, toujours en cours, s’appuie sur la prochaine Conférence mondiale des télécommunications internationales (WCIT-12). Attendu à Dubai en décembre prochain, cet évènement placé sous la coupe des Nations Unies et de l’une de ses agences, l’Union internationale des télécommunications (UIT), sera en effet l’occasion de réviser le “Règlement des télécommunications internationales” (RTI ou ITRs en anglais), qui “régit la façon dont les pays relient entre eux toutes sortes de réseaux d’information et de communication”, et dont la dernière version remonte à… 1988. Une éternité à l’échelle du Net.

Internet par la racine

Internet par la racine

Racine d'Internet par-ci, racine d'Internet par-là : mais c'est quoi ce bulbe magique générateur de réseau ?! Et pourquoi ...

Certains pays voient en cet amendement l’occasion idéale pour bousculer les règles du jeu sur Internet. Et souhaitent en profiter pour confier à l’ONU et son UIT de nouvelles compétences en matière de gouvernance du réseau. Une organisation aujourd’hui en charge de “l’interconnexion harmonieuse des réseaux et des technologies” ou bien encore d’un meilleur “accès des communautés défavorisées aux TIC”. Mais en rien de dossiers plus sensibles comme la régulation du Net.

Pas question d’une telle révolution, ont d’ores et déjà répliqué les États-Unis, prétextant qu’elle serait l’occasion “de placer des contraintes réglementaires plus fortes dans le secteur des télécommunications mondiales, voire dans le secteur d’Internet.”

Nettoyer, balayer, contrôler

Il faut dire que les porte-étendards de la réforme sont la Chine et la Russie, peu réputées pour leur permissivité sur Internet. Et à voir le contenu de leurs premières propositions, difficile de croire en de saintes intentions. Outre la remise en question de la gouvernance du réseau, ces pays militent également pour une prise en compte des questions de cyber-sécurité au sein du Règlement des télécommunications internationales, jusque-là tenu à l’écart de ces problématiques traditionnellement souveraines.

Pour la Russie, “l’introduction de mesures spéciales portant sur la sécurité des services de télécommunications internationales” est nécessaire, dans la mesure où le développement du secteur est plus rapide que celui des lois et de la régulation, peut-on lire à la page 25 d’une compilation des propositions rendue publique fin juin. Une divulgation allant à l’encontre de la politique de confidentialité de l’UIT et rompue par un site, http://wcitleaks.org/, qui a organisé la fuite de nombreuses contributions au nom d’une plus grande “transparence”.

L’idée est donc d’ajouter un nouveau volet au RTI, intitulé “Confiance et Sécurité des Télécommunications et TIC” (voir page 181), qui couvre en vrac :

Sécurité physique et opérationnelle, cyber-sécurité, cybercriminalité et cyber-attaques, attaques de déni de service, autre criminalité en ligne, contrôle et riposte contre des communications électroniques indésirables (ie spam), et protection des informations et données personnelles (ie phishing).

Soutenue par Cuba, le Qatar, les Émirats arabes unis ou encore l’Égypte, cette éventualité est rejetée en bloc par le Royaume-Uni, le Canada ou bien encore la France, qui estiment que ces questions doivent rester dans le scope national.

Fer de lance de cette bataille aux cyber-intérêts, les États-Unis ne se sont pas contentés d’une simple opposition de principe. Le 2 août, la Chambre des Représentants a adopté une résolution pressant la Maison-Blanche à agir pour mettre un coup d’arrêt à ces velléités de changement sur Internet :

[...] Les propositions, au sein d’institutions internationales telles que l’Assemblée Générale des Nations Unies [...] et l’Union internationale des télécommunications, justifieraient par une législation internationale un contrôle renforcé d’Internet par les gouvernements et rejetteraient le modèle actuel multipartite qui a rendu possible le développement d’Internet et grâce auquel le secteur privé, la société civile, les chercheurs et les utilisateurs jouent un rôle important dans la définition de sa direction.

Danger imminent

Si le texte n’a pas valeur de loi, il n’en a pas moins été disséqué et commenté par de nombreux observateurs. Beaucoup sont sur la même ligne que les autorités officielles : mettre la gouvernance et la sécurité du réseau entre les mains des Nations Unies est synonyme d’un danger imminent. “Donner carte blanche aux pays qui s’efforcent aujourd’hui de construire leur propre Internet 3.0 national, fermé et contrôlé serait un coup de tonnerre dévastateur pour Internet”, annonce sur son blog un chercheur canadien, Dwayne Winseck, spécialiste des médias et des télécommunications.

L’acte d’accusation contre un Internet libre

L’acte d’accusation contre un Internet libre

Acta dans l'Union européenne et Sopa aux États-Unis. Ces deux textes, en cours d'adoption, autorisent l'administration et ...

D’autres se veulent moins radicaux. Rappelant que le modèle actuel n’est pas si multipartite que cela. Ainsi, si l’Icann s’ouvre à des horizons divers, vantant ses qualités d’organisation indépendante constituée de FAI, “d’intérêts commerciaux et à but non lucratif” ou bien encore de“représentants de plus de 100 gouvernements”, elle n’en reste pas moins rattachée au Département du Commerce américain. En outre, “même si la participation [à des institutions telles que l'ICANN] est en théorie ouverte à tout le monde, en pratique seul un nombre limité de groupes ne provenant pas du monde occidental développé a le temps, l’expertise technique, les compétences en anglais, et les fonds pour envoyer des gens autour du monde pour participer à [leurs] réunions régulières”, souligne Foreign Policy.

D’autres encore se montrent plus corrosifs, et invitent les États-Unis à balayer devant leur porte avant d’ouvrir une chasse aux sorcières onusiennes. “Note au Congrès : les Nations Unies ne forment pas une sérieuse menace pour la liberté sur Internet – mais vous, si”, ont lancé deux chercheurs de Washington dans une tribune sur The Atlantic. Selon Jerry Brito and Adam Thierer, les élus américains “se trompent de cible”. Et de rappeler les délires sécuritaires de l’année passée, l’essai Sopa, le blocage de WikiLeaks, révélateurs d’une tendance au flicage du Net outre-Atlantique bien plus forte, et surtout bien plus réelle, que celle projetée sur l’ONU :

La menace la plus sérieuse pour la liberté sur Internet n’est pas l’hypothétique spectre d’un contrôle des Nations Unies, mais le cyber-étatisme rampant bien réel à l’œuvre dans les législatures des États-Unis et d’autres nations.

Même son de cloche du côté de Milton Mueller, spécialiste américain des questions de gouvernance, que nous avions interrogé à l’occasion d’un article expliquant la fameuse racine d’Internet1 :

Les menaces les plus grandes se situent à l’échelon national. Les États (pas simplement l’Inde, la Chine et la Russie, mais aussi les États-Unis, la Grande-Bretagne et d’autres démocraties occidentales) imposent toujours plus de régulations et de contrôles sur Internet dans la mesure où ils le peuvent au sein de leur juridiction nationale.

Les États-Unis, la pire des solutions (à l’exception de toutes les autres)

Le chercheur affirme néanmoins qu’un contrôle onusien ne serait pas moins nocif :

Si les gouvernements du monde verrouillaient Internet au niveau de chaque nation pour ensuite s’accorder sur la façon de le contrôler de manière globale, cela serait également dangereux.

Or à en croire Milton Mueller, c’est précisément ce que cherchent à faire des États comme la Chine ou la Russie, qui entendent peser dans la cyber-balance. Le lobbying pro-ONU sert moins les intérêts d’une gouvernance réellement multiple et équilibrée, que ceux de nations cherchant à assurer leurs arrières sur les réseaux, face au titan américain. “Depuis 1998, la Russie a soutenu -et les États-Unis s’y sont opposés- le développement d’un traité qui interdirait l’utilisation du cyberespace à des fins militaires, explique encore le professeur de l’université de Syracuse. [...] Les Russes se voient encore comme le plus faible dans le jeu de la cyber-lutte et aimerait un traité similaire aux accords sur les armes chimiques, interdisant l’utilisation de certains technologies comme armes”. Et Mueller de conclure :

Les récentes fuites concernant le rôle des États-Unis dans le développement de Flame et Stuxnet [NDLA : deux virus informatiques] ont dû rendre claires les raisons pour lesquelles les États-Unis ne semblent pas vouloir être tenus par de telles limitations.

Face au scénario des Nations Unies phagocytées par des intérêts nationaux, beaucoup optent donc pour le statu quo : une mainmise des États-Unis sur quelques-unes des fonctions fondamentales d’Internet. Faute de mieux. Parce qu’en l’état, cette situation est la moins pire des solutions. “Jusqu’à présent, les États-Unis n’ont pas eu de gestion scandaleuse de la racine”, nous expliquait ainsi début juillet l’ingénieur français Stéphane Bortzmeyer. Avant de concéder :

Sur Internet, c’est un peu l’équilibre de la terreur.


Illustration CC FlickR : heretakis (CC by-nc)

  1. qu’il est plus correct de désigner par le nom de “racine DNS”. On vous invite à lire l’article en question pour mieux comprendre le merveilleux monde réticulaire ! []

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés