Le retour en grâce d’Alan Turing

Le 4 février 2011

Après les excuses du gouvernement Brown en 2009 contre le traitement abominable qui lui fut réservé, un documentaire en cours de tournage va remettre le génie d'Alan Turing sous les projecteurs pour le centenaire de sa naissance célébré en 2012.

Alan Turing, né en 1912 et mort en 1954, est un modèle scientifique pour de nombreuses personnes. Mathématicien spécialiste de cryptographie, il est précurseur si ce n’est l’inventeur d’au moins deux domaines scientifiques très actifs aujourd’hui qui m’intéressent au plus haut point : l’informatique et la biologie intégrative. De plus, nombre de ses travaux avaient des motivations autant philosophiques que scientifiques, ce qui explique peut-être le souffle qui les anime.

Turing l’informaticien

Ses contributions majeures sont dans le domaine de l’informatique. Turing est l’inventeur de l’ordinateur en tant qu’objet d’étude théorique. Il a ainsi littéralement défini le concept d’algorithme (et un concept qui va avec, la calculabilité). Dans le papier fondateur des sciences informatiques, il définit ce qu’on appelle aujourd’hui une machine de Turing. La machine de Turing est un dispositif théorique très simple, basé sur une machine lisant un ruban imprimé et, en fonction de ce qu’elle lit sur le ruban, pouvant avancer, reculer sur le ruban, écrire sur celui-ci ou effacer de l’information. On peut démontrer que tout ordinateur est en fait assimilable à une machine de Turing !

Ce qu’on sait moins, c’est que Turing a inventé sa machine (et donc l’ordinateur) pour répondre à un problème mathématique précis, posé par Hilbert dans sa fameuse liste. En fait, ses travaux font suite à ceux de Godel sur l’indécidabilité en mathématique. Turing pensait que le problème 10 de Hilbert était indécidable ; pour étudier ce genre de problème, son idée était en quelque sorte de “mécaniser”, d’automatiser les mathématiques, ce qui l’a amené à inventer la machine de Turing et la notion d’algorithme. Un des problèmes fameux qu’il a résolu avec sa démarche est le problème de l’arrêt. En terme “geek”, le problème de l’arrêt se formule en termes suivants : est-il possible de construire un algorithme capable de prédire si un programme informatique va imprimer les mots “hello world” ? Turing a posé le problème et montré qu’une telle machine, qu’un tel algorithme n’existait pas, et donc que le problème de l’arrêt est indécidable (la démonstration est assez facile à comprendre, je m’étais même fendu d’un petit billet à ce sujet à une époque lointaine …).

Les autres contributions d’Alan Turing

Turing était en fait fasciné par les machines, l’automatique, et se posait beaucoup de questions philosophiques sur la nature de la conscience et de l’intelligence. L’une de ses contributions majeures au domaine de l’intelligence artificielle est ce qu’on appelle le test de Turing : il s’agit, en gros, d’un test permettant de mesurer l’intelligence d’une machine à l’aune de l’intelligence humaine. Les fameuses CAPTCHA de nos blogs sont une forme de test de Turing. Ce cheminement des maths vers l’algorithmique en passant par la philosophie et l’intelligence artificielle ont amené Turing a s’intéresser à la formation de structures en biologie. Là aussi, il a cherché à savoir comment de la complexité pouvait émerger de processus purement mécaniques : il a ainsi proposé les premiers modèles mathématiques de réaction-diffusion, pour expliquer comment des motifs (de Turing) peuvent se former spontanément en biologie.

La plupart des travaux de Turing sont largement d’actualité dans toutes ces disciplines. La machine de Turing est le prototype théorique de l’ordinateur, l’intelligence artificielle est un domaine de recherche prometteur, et je suis très bien placé pour vous dire qu’on n’a pas fini d’entendre parler de Turing et de ses successeurs dans le domaine de la biologie théorique.

Turing, l’homme

Sur le plan plus personnel, la vie de Turing fut probablement assez triste et se termina très mal. Homosexuel, il perdit son premier amour foudroyé par la maladie (ce qui rendit Turing athée, comme Darwin), puis fut poursuivi et condamné dans un pays où les préférences sexuelles différentes étaient illégales. Du fait de sa condamnation, on lui interdit de poursuivre ses recherches sur la cryptographie. Désespéré, Turing se suicida en 1954 en mangeant une pomme empoisonnée, comme dans Blanche-Neige, son conte de fée préféré. [NB : L'histoire dit que cette pomme croquée inspira le logo de la marque Apple. En 2009, Gordon Brown a présenté les excuses du gouvernement britannique pour sa condamnation abominable.]

Turing fait donc partie de ces chercheurs géniaux et multicartes, ayant laissé leur empreinte et leur nom sur plusieurs domaines scientifiques différents (faisant mentir le zeroième théorème ?). Ses préoccupations scientifiques, ses interrogations philosophiques, l’ont amené à fonder des domaines en pleine expansion aujourd’hui. A ce titre, il aurait mérité le Nobel, mais ne l’aurait probablement jamais eu vu ses intérêts scientifiques plutôt dans le XXIe siècle que dans celui de l’ami Alfred.

>> Article initialement publié sur “Matières vivantes”

>> Illustration et vidéo Flickr CC : Leo Reynolds et Andrew Magill

>> Extrait du documentaire “The Genius of Alan Turing” en cours de tournage

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