Nationalité(s) bosnienne(s) : lost in translation

Le 12 novembre 2010

Volontaire européenne depuis 6 mois dans le centre de la Bosnie, Adeline Bruzat expérimente au quotidien une identité fragmentée où un simple mot ou nom de famille ranime la méfiance entre des ethnies censées cohabiter.

Parfois je la déteste. Cette Bosnie-Herzégovine où j’ai posé mes bagages comme volontaire européenne, pour subir ses questions identitaires et tout ce qu’elles impliquent quotidiennement. Depuis six mois, je vis à Jajce, dans le centre du pays, une ville réputée pour être « multi-ethnique ». Foutaises ! Côte à côte vivent les Croates (catholiques), les Bosniaques (musulmans) et les Serbes (orthodoxes). En apparence tout le monde vit ensemble, en pratique c’est bien plus compliqué. Il n’y a pas une identité dans ce pays mais plusieurs, largement liées à la religion et au nationalisme. Plus qu’être bosnien, ce qui compte c’est l’appartenance ethnique.

Jajce, vu des collines.

Ici, on ne commence pas une discussion en vous demandant ce que vous faîtes dans la vie. Non. On est curieux de savoir « qui vous êtes ». Ou plus exactement « quel est votre nom de famille ». Il ne s’agit pas de savoir si l’on connaitrait un de vos parents. Le seul but est de vous enfermer dans une boîte, vous classer dans l’une des ethnies. Grâce à votre nom, il est facile de deviner si vous êtes serbe, croate ou bosniaque. Moi aussi je suis cataloguée mais j’ai plutôt de la chance, on me considère comme étant « neutre », je suis rangée dans la case « étranger ». C’est peut-être la meilleure position car chacun me parle plus librement, sans mâcher ses mots.

Pas d’étiquette, pas de subvention

Au centre de jeunesse de la ville, le responsable préfère avoir des volontaires internationaux pour animer les différentes activités : quand l’animateur n’est pas « neutre », les parents sont plus réticents à lui envoyer leurs enfants. Mauvais calcul, car la municipalité ne soutient pas les associations multi-ethniques. Encore une fois il faut choisir son bord. L’orchestre de la ville a le même problème : il accueille tout le monde sans se préoccuper de l’appartenance ethnique. Le toit du bâtiment dans lequel il répète est endommagé et la pluie s’infiltre dans la salle, propageant dans le local une odeur nauséabonde de moisi. Pas d’étiquette, pas de subvention.

C’est mon statut d’étranger « neutre » qui m’a valu d’essuyer la colère d’Aïda. Ne la connaissant que très peu, je la croise un jour dans un café. Folle de rage, elle décide de me faire partager sa colère, dégoûtée par la stupidité du système (on peut tout critiquer, mais pas avec tout le monde). Après avoir vécu plus de dix ans au Canada, elle rentre en Bosnie-Herzégovine et elle décide d’inscrire son fils de sept ans à l’école primaire. Aïda souhaite rencontrer le directeur de l’établissement, la secrétaire lui demande son nom. Ici la question n’est pas anodine, alors Aïda refuse et réitère sa demande d’entretien. La secrétaire ne cède pas, pas de nom, pas de rendez-vous. Quand Aïda finit par s’incliner, la secrétaire répond « d’accord, donc pour vous c’est le directeur de l’école bosniaque ». A Jajce, comme dans bien d’autres villes l’école est séparée. D’un côté du couloir principal, ce sont les enfants croates et de l’autre, toujours sous le même toit, les élèves bosniaques. Dès le plus jeune âge, la différence leur est apprise comme une base de l’organisation du monde.

Trois langue quasi identique ou comment se faire rejeter à un mot près

La rupture passe aussi par la langue. Ne dîtes jamais « je parle serbo-croate », c’est très mal vu. J’ai essayé et mes interlocuteurs n’ont pas apprécié. Ici, il y a trois langues : le serbe, le croate et le bosniaque. Trois langues qui se ressemblent beaucoup, sont presque identiques mais où quelques mots changent et cette différence définit votre identité. J’enrage donc régulièrement, obligée d’apprendre les trois mots différents pour dire « gare », au lieu d’un seul dans ma langue maternelle. Damir, lui aussi s’agace : le langage est pour lui « un exercice acrobatique ».

Quand je parle croate face à des Bosniaques ou de Serbes, je dois adapter mon langage et utiliser les mêmes mots qu’eux, sinon je ressens une certaine tension.

Au cours de mes premières semaines d’apprentissage de la langue, j’en ai fait la mauvaise expérience. Très fière de moi, j’ai eu le malheur de dire bon appétit en croate à des Bosniaques, « dobar tek ». Erreur de débutant. Ils m’ont regardé comme si j’avais égorgé quelqu’un et m’ont corrigé sur le champ, me répondant sèchement « priatno ».

Tag à Jajce : le HDZ, union démocratique croate.

Même sort pour l’animateur bosniaque de la radio locale : en lisant à l’antenne la publicité d’une entreprise du coin, il dit « hiljada » pour « 1000 ». Dix minutes plus tard, l’annonceur appelle la radio pour se plaindre du non-respect du contrat. Pourquoi? Parce que la société est croate et en croate 1000 se prononce « tisuća ». En attendant moi « tisuća », je n’y arrive toujours pas. Alors je dis « hiljada ». Je ne vais pas me faire que des amis.

Titoslalgie et rêve d’un pays « bosnien »

Ne noircissons pas trop le tableau : il y a aussi une jeune génération qui se revendique « bosnienne ». J’en connais plusieurs, j’aime leur ouverture d’esprit et leur regard critique sur ce pays. Pas de « je suis croate » ou « je suis Serbe de Bosnie » avec eux. Ils se définiront comme bosno-croates ou bosno-serbes, une nuance importante. Ils fréquentent des membres de chaque ethnies et rejettent en bloc les idées nationalistes. Ils rêvent d’Europe occidentale ou d’une autre Bosnie, plus tolérante, où les communautés cohabiteraient sereinement.

C’est un peu la même idée que l’on retrouve chez les nostalgiques de Tito, très nombreux à Jajce car c’est ici que Tito a fondé la Yougoslavie, un 29 novembre 1943. Même s’il ne reste plus qu’un musée et un fan-club de Tito, combien de fois ai-je entendu des jeunes, pas même nés du temps de la Yougoslavie, me dire

quand c’était Tito, c’était bien mieux. C’est ce qu’il nous faudrait aujourd’hui : un nouveau Tito.

Les mêmes arguments reviennent à chaque fois : moins de chômage, moins de tensions entre les ethnies, tout le monde vivait heureux.

Musée de la fondation de la République de Yougoslavie, à Jajce.

Quand je réponds « mais arrête tu n’étais même pas né », on me fait un sourire énigmatique du genre « toi l’étrangère, tu n’es pas une fille des Balkans, tu ne peux pas comprendre ». Utopie nostalgique. A ceux qui leur demandent qui ils sont, ils rétorquent comme si c’était une évidence « des Yougoslaves ». Quant à la religion, certains croient, d’autres pas, mais aucun ne pratique. Ils ont pris leurs distances.

Que l’on s’identifie à son ethnie, sa religion, au passé ou à son pays, la question identitaire en Bosnie est bien complexe et me laisse perplexe. Une des grandes injustices de ce pays me révolte : dans la Constitution de Bosnie-Herzégovine il est écrit que l’on ne peut pas se présenter à la présidence du pays si l’on n’est ni Croate, ni Bosniaque, ni Serbe. Et pour les juifs, les Roms et autres minorités ? Rien, comme toujours. En clair, si l’on veut être quelqu’un dans ce pays, on doit choisir son bord.

Photos : FlickR CC anjči ; Brenda Annerl.

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