Vers la guerre privatisée

Le 2 novembre 2010

Il y a dix jours, WikiLeaks publiait 400,000 documents relatifs à la guerre en Irak. Outre les révélations sur la conduite de la guerre, ils mettent en lumière le rôle croissant des sociétés militaires privées dans les conflits modernes.

76. C’est, en milliards de dollars, le montant des contrats souscrits entre le Pentagone et les sociétés militaires privées américaines (regroupées sous le sigle SMP), entre 2003 et 2007 (PDF). S’il n’était pas mis en avant par le très sérieux Congressional Research Service, l’agence fédérale chargée de passer au crible les politiques publiques, on serait tentés d’invalider ce chiffre stratosphérique. Pour éclairer les béotiens de l’uniforme, il équivaut à un peu plus de 10% du budget de la Défense pour l’année fiscale 2011. Plus éloquent encore, cette enveloppe ne concerne que le “théâtre irakien”, soit l’Irak, Bahreïn, la Jordanie, le Koweït, le Qatar, le sultanat d’Oman, l’Arabie Saoudite, la Turquie et les Émirats arabes unis. Nulle mention ici de l’Afghanistan ou des conflits contre-insurrectionnels de type guérilla, en Afrique ou en Amérique du Sud, qu’ils impliquent milices ou cartels de la drogue.

Officiellement, l’U.S. Army s’est retirée d’Irak le 31 août 2010, suivant un calendrier établi par Barack Obama lui-même. Le soir-même, depuis le Bureau Ovale de la Maison-Blanche, le président avait exprimé la nécessité de “transmettre le témoin aux acteurs civils”. Bien entendu, il faisait allusion aux diplomates, aux conseillers, à l’USAID (l’agence pour le développement international). Mais l’expression comporte aussi sa zone grise, celle des mercenaires et autres “soldiers of fortune”.

En 2008, en pleine campagne présidentielle, Hillary Clinton sortait le mortier pour annihiler les gros bras, gilet en kevlar sur le dos et M16 en bandoulière: elle voulait faire voter “un texte bannissant Blackwater et les autres entreprises de mercenaires d’Irak et d’Afghanistan”. Deux ans et demi plus tard, la sinistre société précitée s’appelle désormais Xe, après qu’une série d’audits du Congrès a fait muer le mastodonte. A la vérité, Blackwater a plutôt été éclaté en une série d’allèles par le truchement d’une joint venture, comme en témoigne un contrat de 2,2 milliards de dollars signé par le Département d’État – dirigé par la même Hillary Clinton – le mois dernier.

“Personal Security Detachment”

Dans les Warlogs exhumés par WikiLeaks, pourtant nettoyés de toute mention nominative (on n’y trouve ni nom d’informateur, ni sigle de société), on recense plus de 3.000 allusions à des PSD, “Personal Security Detachment”. En y ajoutant l’adjectif “French”, la base de données de WikiLeaks offre 3 résultats, tandis qu’une recherche plus large sur notre pays comptabilise 326 occurrences. Il n’aura échappé à personne que la France n’est pas engagée militairement en Irak, et ce depuis la célèbre saillie diplomatique de Dominique de Villepin sur les bancs de l’ONU.

Comment dès lors expliquer la présence de compatriotes dans les faubourgs de Bagdad ou les environs de Bassorah?

Pour mieux cerner les contours de cette nouvelle géographie du combat, il faut bien noter que les agents du renseignement extérieur sont comptabilisés parmi les PSD dans les rapports de situation. Ainsi, le Français “abattu à travers la fenêtre d’un véhicule le 21 novembre 2006” n’est pas un mercenaire, mais un agent de la DGSE tué lors d’un incident à un check-point, un mois jour pour jour avant la libération des journalistes otages Christian Chesnot et Georges Malbrunot.

Une loi, des failles

S’il est extrêmement difficile de quantifier la présence française sur les théâtres d’opération, c’est peut-être parce que la législation française, qui essaie tant bien que mal d’encadrer le mercenariat, est victime de ses propres défaillances. Depuis 2003, la loi punit de cinq ans d’emprisonnement et 75.000 euros d’amende “toute personne, spécialement recrutée pour combattre dans un conflit armé et qui n’est ni ressortissante d’un État partie au dit conflit armé”. Quant à ceux qui recruteraient, emploieraient, équiperaient ou rémunéreraient lesdites personnes, le texte prévoit une peine de sept ans d’emprisonnement et 100.000 euros d’amende.

Pour les  connaisseurs, il ne s’agirait que d’un contre-feu, d’un signal adressé aux SMP afin de mieux maîtriser leurs activités. Pour ses concepteurs, la loi ne vise qu’à créer “un risque judiciaire, afin de professionnaliser le milieu et faire le ménage”. Dans Le Monde Diplomatique de novembre 2004, un ancien collaborateur du célèbre Bob Denard stigmatisait le fait qu’”aucun mercenaire ne réunit cumulativement les six critères imposés par la loi”, parce que la plupart sont “envoyés en mission” par des États tiers, et donc intégrés de facto aux forces armées du pays concerné.

En outre, la loi française ne condamne que la stricte “participation active aux combats”, laissant la voie libre à toutes les autres composantes des sociétés militaires privées, qu’il s’agisse du renseignement, du soutien logistique (qui représente 65% de leur activité en Irak, selon le CRS), voire d’une protection rapprochée qui navigue dans des failles langagières. En Irak, Geos ou Anticip se contentent ainsi d’assurer la sécurité des investisseurs français.

Néanmoins, la donne pourrait changer avec la nomination d’un préfet chargé d’encadrer l’ensemble des activités liées à la sécurité privée. La création d’un tel poste réglementerait non seulement l’action des vigiles et autres personnels de sûreté, mais aussi celle des employés de SMP.

Au revoir SMP, bonjour SSE

Ces tentatives de régulation signifient-elles que la France tourne le dos aux initiatives américaines? Non. Il y a quelques semaines, Georges Malbrunot soulignait la montée en puissance des sociétés militaires privées françaises, tout en révélant les desiderata du Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN), extraites d’un document confidentiel:

La participation à des actions offensives ou de renseignement actif doivent être strictement prohibées [...] Organiser en le réglementant un marché aujourd’hui “sauvage” [...] Bannir le terme “militaire” (Société de Sécurité Extérieure)

Moins que l’existence de sociétés comme Gallice (dont le patron, Frédéric Gallois, est l’ancien patron du GIGN), c’est l’amalgame qui pourrait exister dans l’opinion publique entre armée et secteur privé qui inquiète les stratèges français. Dans les hautes sphères de la Défense, on se féliciterait d’ailleurs du potentiel de reconversion des Sociétés de sécurité extérieure pour les anciens militaires et autres légionnaires.

Pour autant, cet enthousiasme de façade ne saurait masquer les puissants rapports de force qui opposent partisans et détracteurs de l’option privée. Dans une lettre d’information spécialisée, Pierre-Antoine Lorenzi, P-DG d’Amarante, une “société privée de prestation de services militaires et de sécurité” (l’appellation de l’ONU), réagit aux propos de Bruno Delamotte, patron de Risk&Co, une autre entreprise du même secteur. Relayée sur le blog Secret Défense de Jean-Dominique Merchet, sa diatribe montre au grand jour la tension du débat:

Quelle mouche a donc piqué le Président de Risk & Co pour fustiger ceux qu’il qualifie de “marchands de peur face au risque terroriste”? Habitués que nous sommes à ses prises de position aussi surprenantes qu’excessives, nous aurions pu en sourire s’il n’était question sous sa plume courroucée de la vie de nos otages au Sahel et de la sécurité de nos ressortissants expatriés. En effet, n’en déplaise à notre apprenti pamphlétaire, il ne s’agit pas, face au risque terroriste et aux menaces d’AQMI, de se prémunir contre la peur mais de se protéger contre la mort!

Interrogé par Slate.fr sur la perspective d’une armée privatisée, le général Neveux, qui a coordonné l’opération Artémis en République Démocratique du Congo en 2003, se montre au mieux circonspect, au pire hostile:

La force ne peut trouver sa raison d’être que dans un objectif politique, ce n’est pas une finalité en soi, mais un instrument au service d’une société démocratique. La force armée est de nature régalienne, apanage de l’État. Personne ne remet en cause le contrôle absolu de l’État

Dans la pensée du sociologue allemand Max Weber, le “monopole de la violence” d’un État s’exerce par la légitimation de cette violence afin de renforcer l’ordre en son sein. En l’externalisant auprès d’entreprises dont on ne peut identifier l’uniforme, le gouvernement américain a peut-être abandonné le principe régalien profondément républicain prôné par le général Neveux. La France suivra-t-elle le même chemin?

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Crédits photo: Flickr CC The U.S. Army, DVIDSHUB

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