[itw] Quand l’outil modifie le regard

Le 4 octobre 2010

En quoi l'apparition d'un nouvel outil et le changement de paradigme de l'image qui va avec questionnent à la fois le travail du vidéojournaliste et la perception du téléspectateur. Interview avec Fabio La Rocca sociologue de l'image.

Les boîtiers numériques professionnels tels que le Canon 5D Mark II apparaissent progressivement au sein des rédactions télé. L’esthétique de l’information télévisuelle est donc amenée à changer progressivement, ces outils offrant une bien plus grande qualité d’image que les caméras traditionnelle, se rapprochant même d’une image de cinéma. En quoi cela va changer notre rapport à l’information, aussi bien du côté des vidéojournalistes que du côté des reporters. Eléments de réponse avec Fabio La Rocca, docteur en sociologie et responsable du GRIS (Groupe de Recherche sur l’Image en Sociologie).

Avec des appareils tels que le Canon 5D, l’image se rapproche beaucoup d’une image de cinéma, existe-t-il un risque de fictionner l’information ?

C’est en effet une critique que l’on pourrait faire par rapport aux journalistes qui pourraient fictionnaliser la réalité mais je suis totalement contre cette idée car je pars du principe que le cinéma est réel, cela n’a donc pas de sens d’évoquer le risque de “fictionner” la réalité. Simplement il y a plusieurs réels.
Si le photojournalisme ou le vidéojournalisme veut s’approcher de la qualité d’image du cinéma, cela ne veut pas dire qu’il devient fictionnel comme dans le cinéma. Je crois plutôt que dès le début la démarche d’un cinéaste est la même que celle d’un reporter. Ils vont à la chasse, ils sont des détectives et c’est aussi ce que font les sociologues, tous les trois fonctionnent de la même manière : aller à la recherche des éléments du quotidien. Même s’il y a un scénario en toile de fond lorsque l’on parle du cinéma – et ce scénario existe aussi parfois chez les journalistes – la démarche est la même, c’est-à-dire capter l’instant du quotidien et le mettre en images.
Si un reporter a de bons moyens pour travailler notamment par rapport à la qualité de l’image et si un reportage est fait avec une qualité très belle peut importe. L’important c’est celui qui filme. Ce qui va primer c’est l’histoire qu’il raconte et la qualité esthétique de l’image donne simplement une touche en plus. On met un cadre plus beau. Mais ça ne veut pas dire que cela va faire passer le journaliste du côté de la fictionnalité présumée du cinéma.

Cela permettrait donc de tirer vers le haut la qualité de l’image et donc la qualité du regard ?

Les outils doivent être pensés de manière à faire accomplir la tâche de la meilleure façon possible. Si cet appareil est dans les mains de tous les journalistes, cela signifie que chacun peu avoir la possibilité d’amener son regard sur une situation. Tandis que si on ne l’a pas, on reste dans notre coin, on ne peut pas développer notre regard sur la société.
Aujourd’hui les frontières sont plus ouvertes, on va parfois reprocher aux journalistes de faire un travail de cinéaste tandis que à l’inverse on reprochera au cinéaste qui réalise un film documentaire de faire un travail de journaliste. Moi je ne fais pas de distinction entre un reporter et un cinéaste.
Aujourd’hui grâce aux performances du numériques, la frontière est plus faible, de plus en plus subtile et ça peut permettre un travail plus riche. Quand il y a un échange entre des disciplines ou des savoirs différents et cela va enrichir le travail. L’interdisciplinarité est une chose importante. La qualité des appareils technologiques, l’image numérique nous permettent d’aller dans cette direction, donc ça facilite les choses et ça aide le reporter à mieux faire son travail.

L’une des révolutions qu’apporte ces appareils est la possibilité d’y mettre de réelles optiques photo et donc de retrouver un travail sur la profondeur de champs et la possibilité d’isoler un plan par rapport aux autres. Est-ce que cela induit une manière différente de ractonter l’actualité ?

Isoler des moments, ça permet d’approfondir un point de vue sur une spécificité du réel qui passe devant nous. Donc la qualité de l’image va ponctuer, le “ponctum” de Barthes, prendre, isoler quelque chose et le mettre en relief. Ensuite c’est le journaliste qui va choisir dans l’action qui se déroule sous ses yeux. Par exemple j’ai dans mon cadre une salle avec une personne devant un ordinateur et que je choisi de mettre le focus sur la chaise vide qui est devant lui, je raconte une chose particulière, on va particulariser l’image. Cela permet de distinguer le regard unique sur quelque chose de spécifique. Et c’est en ça que le travail du journaliste va pouvoir se rapprocher de l’esthétique cinématographique.

Du même coup, cela pousse le vidéojournaliste à choisir encore plus ce qu’il va mettre en avant dans son reportage, au moment même de la prise de vue. Est-ce que cela pousse à plus de subjectivité, d’implication ?

Chaque image est un symptôme d’une émotion que l’on peut éprouver à travers notre regard.
Je suis convaincu que le journaliste dans son action, même s’il doit répondre à la logique journalistique, a toujours cette qualité d’être “embeded” comme disent les anglo-saxons. Il est engagé et il ne peut pas se sortir de cet engagement là, dans l’action.
Le travail produit avec les images, c’est le résultat de cet engagement. Dans l’action, il y a toujours une touche d’image qui est la mienne, qui est mon engagement et je vais le rendre présent dans ce que je suis en train de faire.
Avec cet outil technologique, on va l’assumer plus. À mon avis cela va favoriser un meilleur travail du journaliste, plus complet, plus précis. Il va avoir la possibilité de capter certaines situations et de les isoler.
C’est comme un second déclenchement dans le cadre. Vous allez focaliser l’intérêt, l’extrapoler du cadre général pour le mettre de côté. Je prends la scène au total du réel qui est en train de se passer, de l’instant vécu et j’isole des petits instants et ces petits instants justement c’est mon engagement.
Cela va faciliter ma conscience d’engagement, mon travail, la pluralité du regard. Le journaliste est donc encore plus engagé dans son travail parce qu’il sait qu’il a cette disponibilité technologique qui est plus ou mois celle qu’un cinéaste a à sa disposition quand il fait un film.
C’est un changement de vision, toute technologie amène un changement de vision et ce changement de vision va changer ma manière de travailler.
Avec les images, il y a quelque chose de magique, d’automatique, les choses viennent toutes seules. Quand on a la qualité du regard, comme un journaliste, même avec les difficultés d’appréhender un nouvel outil, les choses seront plus simples, plus directes, ça vient tout seul car notre oeil est entraîné à capter.
De ce type d’image naît une mosaïque qui est en train de se développer devant nous, donc notre regard est encore plus en profondeur, il va capter encore plus en détail les petits détails du quotidien, de l’instant vécu.

Cette précision du regard du vidéojournaliste va-t-elle lui permettre, au final, de rendre plus lisible la réalité qu’il observe ?

À mon avis oui, parce que le spectateur est habitué. Il faut voir le changement de paradigme de l’image, comment l’image se transforme avec les nouvelles technologies.
Le journaliste, quelqu’un qui travaille avec les images, doit répondre à un désir et quel est le désir du spectateur ? Avoir des images, en avoir plus et en avoir des meilleures.
Les images produites avec ce type d’appareils vont permettre au spectateur d’agrandir son regard. En étant attentif à ce genre d’images, où l’attention est captée par le regard journalistique, le spectateur va s’habituer à un nouveau type d’images journalistiques.
Si le journal télévisé se rapproche de cette esthétique que le spectateur connaît déjà cela répondra à son désir d’avoir des éléments plus précis, d’avoir une pluralité d’instants filmés et donc cela va favoriser la mise en commun entre l’image et la personne qui est en face de l’écran.

Photo cc FlickR nyuudo.

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés