OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Bulletins de santé républicains http://owni.fr/2012/05/03/bulletins-de-sante-republicains/ http://owni.fr/2012/05/03/bulletins-de-sante-republicains/#comments Thu, 03 May 2012 10:46:48 +0000 Jean-Paul Jouary http://owni.fr/?p=108826

Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat.
- Louis Aragon

Le second tour. François Hollande, Nicolas Sarkozy. Deux candidats en lice, plus un fantôme morbide et son cliquetis de chaîne : le score inédit du Front National, auquel se sont abandonnés des millions de gens qui transforment leurs souffrances et leurs angoisses en haine de l’autre. Il n’y a pas que cela bien sûr, et peut-être pas chez tous, mais aucun ne peut ignorer que ce vote est associé à cette haine. Cette maladie n’est pas nouvelle, mais elle a gagné en ampleur et surtout en banalisation.

L’actuel Président et sa garde rapprochée l’ont décomplexée en multipliant des mots et des actes à haute teneur xénophobe et parfois raciste. Ce qui signifie que les réflexes de haine, anti-républicains en leur principe même, imprègnent aujourd’hui deux électorats, celui du Front national et une fraction dominante de celui de l’UMP. Quant à ceux qui du bout des lèvres font sentir une petite différence histoire de rappeler leurs principes humanistes, auront-ils réussi autre chose que minorer plus encore aux yeux des citoyens la gravité des idées véhiculées par leur camp ?

Qu’aucun intellectuel ou presque n’ait osé soutenir la candidature de Nicolas Sarkozy est à l’honneur des créateurs et penseurs de notre pays. Et aucun philosophe qui se consacre à la philosophie. Aucun. Il faut dire que pour qui cultive l’amitié aristotélicienne ou la joie spinoziste, l’universel de Rousseau ou celui de Kant, l’esprit de libération de l’œuvre effective de Marx ou le souci de bannir tout esprit de ressentiment de Nietzsche, ce second tour électoral devient d’une rare simplicité.

À défaut de trouver dans un candidat le moyen de s’attaquer en profondeur aux causes profondes de cette maladie du corps social, au moins peut-on trouver dans un rejet sévère, insolent et joyeux de l’actuel Président le remède évident à ce que cette maladie a de pire.

Une punition pour avoir identifié immigration et insécurité, pour avoir fait l’apologie d’une “identité nationale” fortement teintée de xénophobie, pour avoir organisé une chasse aux sans papiers jusque dans les classes des écoles, pour avoir osé identifier la viande hallal à une menace sur la France et associé l’immigré avec le terroriste, pour avoir inventé l’incroyable concept “d’apparence musulmane”, pour toutes ces vulgarités qui ont sali l’image même de liberté et de culture que l’histoire avait associée à quelques belles périodes de la France.

En qualifiant désormais le Front national de “parti républicain”, Nicolas Sarkozy a dépassé toutes les bornes admissibles. République signifie “chose commune”, et rien ne détruit plus violemment la communauté humaine que la haine de l’autre et le favoritisme des puissants. Vraiment, cette poussée xénophobe est une maladie qui exige de chacun une attitude claire et nette.

Soit on combat ce cancer, on agit sur ses causes sociales et l’on propose courageusement de quoi reconstruire une solidarité humaine ; ce fut le cas de Jean-Luc Mélenchon et d’Eva Joly, et François Hollande a eu aussi le mérite de proposer que l’on supprime la notion de “race” des textes constitutionnels. Ainsi que d’accorder aux étrangers le droit de vote aux élections locales, à défaut de proposer une politique économique et sociale en rupture avec celle qui a engendré le mal.

Soit comme Nicolas Sarkozy, pour des motifs électoraux sans principes on propose non seulement d’amplifier les traits les plus négatifs de la politique qui a développé le mal, mais on l’amplifie délibérément en faisant campagne dans le sens du courant xénophobe. Et cet odieux calcul mériterait une défaite humiliante. Les jours qui viennent revêtiront en ce sens une signification de grande portée. On devra compter dans les urnes les bulletins de santé.

Bien sûr, alors, on chantera et l’on dansera un peu partout. Mais nul ne devra oublier qu’après les bals de 1981 il y eut les déconvenues de l’après 1983, les privatisations, l’argent-roi, le retour de la droite et l’essor du Front national. Ainsi que l’affaiblissement des forces citoyennes militantes.

On ne devra pas oublier non plus qu’après l’accession de Lionel Jospin à Matignon en 1997 il y eu des privatisations, le mépris des enseignants, l’argent-roi, le retour de la droite et l’essor du Front national. Ainsi qu’un nouvel affaiblissement du militantisme.

Nicolas Sarkozy et le Front national ont désormais démembré des pans entiers de la société et approfondi comme jamais des souffrances humaines : rien ne serait plus grave qu’un nouveau recul devant les nécessités sociales et politiques de transformation. Ce sera, comme toujours, l’affaire de l’ensemble des citoyens.

Mais, quelles que soient leurs espérances ou leurs doutes, encore une fois, quels citoyens épris de progrès humain pourraient hésiter le 6 mai prochain ? Dans un tout autre contexte bien sûr, chacun peut réciter pour lui-même et pour les autres ces beaux vers de La rose et le réséda de Louis Aragon :

Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles
Au coeur du commun combat.

N.B : En cette année de tricentenaire de sa naissance, Rousseau demeure bien utile aussi dans notre situation électorale et institutionnelle. Relire par exemple, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, une note (n°9, ou « i ») dans laquelle Rousseau rappelle cette évidence qu’il vaut mieux choisir un bon maître qu’un mauvais. Mais il ajoute que si la santé d’un peuple ne tient qu’à la qualité personnelle d’une personne, cela signifie que ce peuple a perdu sa liberté, se trouve dépendant, et se trouve privé d’une Constitution. En effet, il n’est de constitution juste que celle qui assure la justice sociale et la liberté, sans avoir besoin d’un bon maître. Pire : les bons maîtres banalisent cette dépendance et empêchent les peuples d’agir pour recouvrer leur liberté politique. Il faut donc opter pour les personnalités politiques vertueuses, mais s’empresser de leur demander de bâtir ensemble une bonne constitution. Chiche ? À méditer pour le futur.


Illustration via Flickr par Temari09 [cc-by-nc] remixée par Ophelia Noor pour OWNI.

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Premier tour… de passe-passe http://owni.fr/2012/04/26/premier-tour%e2%80%a6-de-passe-passe/ http://owni.fr/2012/04/26/premier-tour%e2%80%a6-de-passe-passe/#comments Thu, 26 Apr 2012 09:41:49 +0000 Jean-Paul Jouary http://owni.fr/?p=108006

L’imagination grossit les petits objets jusqu’à en remplir notre âme, elle amoindrit les grands jusqu’à sa mesure. – Blaise Pascal

Soir de premier tour. Les résultats sont issus d’un enchevêtrement de facteurs complexes. Certains de ces facteurs relèvent d’une logique de relative rationalité : le bilan du Président sortant, le vécu de chacun, les engagements des divers candidats, les opinions de chacun, ses traditions familiales et pratiques sociales sur les lieux du travail, la capacité de chaque candidat de trouver les mots et les gestes auxquels on peut identifier ses aspirations… Pour une bonne part, l’avenir d’un scrutin se joue dans le présent, au jour le jour. Mais il se joue aussi dans une mécanique complexe qui combine la logique des institutions, la perception de ce qui peut être « utile », et l’image produite de ce que l’avenir du scrutin doit être.

Ainsi, la semaine qui a précédé le premier tour a-t-elle tenu compte des tendances qui se dessinaient pour les infléchir délibérément. Ainsi un quotidien a-t-il fait sa Une sur la possibilité d’un score sans précédent du Front national, alors que le candidat socialiste martelait qu’il était plus prudent de voter pour lui au premier tour, même si l’on avait une autre préférence. Un certain traumatisme de 2002 était ainsi réactivé. En même temps, Nicolas Sarkozy et une bonne partie des médias répétaient que son score serait beaucoup plus haut qu’annoncé.

Si de tels procédés ne peuvent en rien inverser les tendances fondamentales d’un scrutin, il est évident qu’il y avait là de quoi provoquer un transfert mécanique d’un grand nombre de voix du Front de gauche vers François Hollande. Ce qui s’est vérifié. Dans le même temps, Nicolas Sarkozy banalisait les thèmes les plus xénophobes du Front national, dont l’électorat se sentait donc le droit de valider les droits d’auteur en votant pour Marine Le Pen. Ce qui s’est vérifié aussi.

A ce que nous évoquions dans une des premières chroniques à propos des sondages il faut ajouter une variante nouvelle : à quelques jours du vote, la plupart des instituts de sondages ont préparé l’opinion à des surprises, l’électorat pouvant faire mentir les prévisions. Ce qui signifie qu’après avoir battu les records du nombre de sondages dans une élection, après avoir fait jouer un rôle sans précédent à ce procédé qui consiste à produire du futur en prétendant le prévoir, on a pris date :

si nos sondages sont démentis, ce ne peut être à cause des sondages eux-mêmes, mais en raison d’un brusque revirement imprévisible des citoyens.

C’est bien le modèle de « bison futé » qui opère depuis un an dans cette présidentielle : s’il n’y a pas eu d’embouteillage, c’est parce qu’on avait prévu qu’il y en aurait un et que les automobilistes, grâce à nous, ont modifié leurs horaires. C’est donc grâce à notre prévision que la prévision est démentie. Mais le système « bison futé », lui, admet vouloir changer les opinions ; pas les prévoir. Les sondages, eux, ne se trompent jamais mais trompent toujours.

On fabrique donc du vote comme on fabrique du désir avec les campagnes publicitaires. Jacques Attali écrivait en 1981 qu’il ne s’agissait plus de démontrer mais de séduire. C’est devenu la reprise cynique du diagnostique de Blaise Pascal, pour qui,

l’imagination grossit les petits objets jusqu’à en remplir notre âme, elle amoindrit les grands jusqu’à sa mesure.

Telle semble être devenue la façon de se déterminer des citoyens de notre temps : l’imagination fait tout ou presque. Mais il ne faut pas confondre l’imagination et le rêve. Il n’est pas de politique sans rêve, sans utopie motrice, sans dépassement de ce qui est. Il faut bien admettre qu’il n’est pas non plus de politique sans raison, toute l’histoire du XXème siècle en atteste l’importance, qui donne raison à Spinoza, à Rousseau, à Kant. Même si Hegel nous rappelle que rien de grand ne se fait sans passion, d’une passion nourrie d’imagination, justement. Pascal avait donc raison de dénoncer deux fautes : l’une, de ne compter que sur la raison, l’autre, d’exclure la raison.

Portrait du poète Friedrich Schiller par Anton Graff - Domaine public, via Wikimedia Commons

Entre ces deux travers, Schiller le poète avait donc raison de rappeler qu’il est deux façons de n’être pas pleinement humain :

laisser la raison l’emporter sur le sentiment, laisser le sentiment abolir la raison.

Le résultat du premier tour de cette présidentielle malheureusement ne satisfait aucune de ces exigences. Ce premier tour est passé. Deux semaines nous séparent du tour décisif. Mais que vaut cette décision ?

La Constitution de la Vème République oblige à choisir désormais entre deux candidats, et à effacer par cette voie toute la diversité qui a pu s’exprimer au premier tour. Désormais, une majorité est attendue pour conférer d’invraisemblables pouvoirs à un homme (jamais une femme en France, jamais une personne de couleur, jamais un ouvrier, un employé, un salarié). Il lui faudra recueillir 50% des exprimés plus une voix. Tant pis si ce n’est pas par adhésion mais par rejet de l’adversaire, et tant pis si l’élu est celui qui aura le moins d’abstentions.

En l’occurrence, comme on pouvait le prévoir, le Président sortant suscite un rejet si fort, de par sa politique et ses comportements personnels, qu’il n’a que peu de chances de l’emporter. Alors que lui reste-t-il ? Un panaché peut-être des procédés évoqués dans plusieurs des chroniques précédentes. Pourquoi pas un fait divers, un drame de plus, pour créer un climat d’insécurité dont la droite a coutume de se régaler ? Pourquoi pas une brusque chute du CAC 40 ou d’une baisse de « notation » dénoncée aussitôt comme le prélude à une politique plus sociale, avec le spectre du désastre grec en perspective ? Il va falloir faire peur, laisser entrevoir l’enfer à défaut de promettre le paradis. Mais laissons ces stratagèmes aux commentateurs de la vie politique.

Ce qui en revanche interpelle la réflexion philosophique, c’est cette élection en son principe même:

comment peut-on banaliser dans les consciences ce formidable transfert de liberté, qui conduit un peuple à décider de déléguer à une personne, quelles qu’en soient les qualités et les défauts, le droit de décider ensuite à sa place de l’essentiel de sa vie ? Sans le consulter, et même, comme on a pu le voir à propos du Traité de Lisbonne, en le consultant puis en décidant le contraire de la volonté pour une fois exprimée.

Au soir du second tour, il y aura un Président. Probablement nouveau. Probablement autre que celui qui mit sa présidence sous le signe de la xénophobie la plus honteuse. Mais, comme le soulignait Rousseau en son temps, il est bien sûr préférable qu’un chef vertueux l’emporte sur un chef immoral. Cependant, si le sort d’un peuple dépend de la vertu d’un chef, cela signifie qu’il n’y a pas de véritable constitution, et que tout dépend d’un chef. Cela n’a donc rien à voir avec la démocratie. Alors, chacun fera son devoir de citoyen et la France aura un Président, nouveau on l’espère. Mais la France aura encore besoin d’une véritable constitution.

A suivre donc…


Retrouvez toutes les chroniques philo de Jean-Paul Jouary.
Illustration par Tamari09 [cc-by-nc] via Flickr remixée par Ophelia Noor ; Portrait de Schiller par Anton Graff [Public domain], via Wikimedia Commons

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Les rêveries de l’électeur solitaire http://owni.fr/2012/04/20/les-reveries-de-l%e2%80%99electeur-solitaire/ http://owni.fr/2012/04/20/les-reveries-de-l%e2%80%99electeur-solitaire/#comments Fri, 20 Apr 2012 19:34:40 +0000 Jean-Paul Jouary http://owni.fr/?p=107183

Il importe donc qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’État, et que chaque citoyen n’opine que d’après lui. – Rousseau

Ce dimanche, des millions d’individualités se rendront dans ce que l’on appelle des isoloirs, pour mettre dans l’urne un bulletin de vote. Cela peut paraître étrange : pour que la vie politique avance, il faut agir tous ensemble, avions-nous vu précédemment, et il faudrait donc s’isoler ensuite pour manifester sa volonté de citoyen au moment du suffrage ! En fait, l’idée n’est pas du tout absurde.

Pour être citoyen faut-il donc s’isoler ? Certes pas en un premier sens : comment former son jugement, comment tisser des solidarités et surtout, comment dialoguer si l’on s’isole des autres ? Chacun peut faire aisément l’expérience qu’en parlant, en marchant, en agissant avec les autres, sa propre pensée s’exprime, se forme, se transforme, rencontre des contradictions qui imposent de nouvelles réflexions et de nouvelles actions. Rien n’est plus impuissant qu’un citoyen isolé des autres citoyens. Nous avions pu citer la belle phrase de Maurice Merleau-Ponty :

Notre rapport au vrai passe par les autres. Ou bien nous allons au vrai avec eux, ou bien ce n’est pas au vrai que nous allons.

Si la vérité politique se construit à plusieurs, alors l’isoloir est-il une invitation à lui tourner le dos ?

Certainement pas, si l’on conserve en mémoire bien des idées que nous avons pu croiser dans cette vingtaine de chroniques depuis quelques mois. Chacun pense à l’intérieur de soi, et du coup chacun croit que sa pensée est « personnelle ». Il n’en est rien :

Dans le cas précis d’une campagne électorale comme celle que nous venons de vivre, qui donc peut se flatter de réfléchir sans tenir aucun compte des sondages ?

Sans calculer ce que son vote au premier tour peut induire au second tour compte tenu des institutions telles qu’elles sont ?

Sans craindre que tel candidat soit élu, que tel autre soit battu ?

Que telle ou telle mesure précipite sa vie dans un enfer comme celui que l’on inflige à la Grèce ?

Que tel candidat (e) qui a notre préférence ait ou n’ait pas une chance de figure au second tour ?

Que tel ou tel danger qui menace la vie quotidienne à nos yeux, des attentats à la perte d’emploi en passant par la scolarité des enfants ?

Qui peut se vanter d’être imperméable aux stratégies médiatiques ou s’émanciper de toute croyance vis-à-vis des discours construits autour des tornades financières ?

Soyons honnête : personne.

Qui peut se flatter aussi de n’être en rien porteur des passions que nous intériorisons tous, tout au long de nos vies, dans la logique sociale qui nous enveloppe et nous construit à notre insu : passion de la richesse, passion du pouvoir, passion des honneurs, de l’amour-propre, de l’image de soi ? Autrui est omniprésent à l’intérieur de moi, je vis sous son regard, son influence, et parfois sa domination. Comment alors savoir ce que je veux, ce que je désire, ce que je juge meilleur pour moi, pour toute la société, pour toute la planète ? Qui peut prétendre voir clair en soi ?

L’antique invitation de Socrate, « connais-toi toi-même », ne sera jamais périmée. Si j’ai besoin de dialoguer et agir avec les autres, cela serait vain s’il fallait me perdre en eux, dans cette dictature du « on » qui nous surplombe et qui exige sans cesse de moi que j’ai l’esprit en éveil, que j’aiguise mon esprit critique, que j’accepte de changer. Ce n’est pas sans raison que Descartes par exemple s’isolait dans son bureau pour exercer le doute critique et construire une nouvelle pensée, à l’aube des Lumières.

Portrait de Jean-Jacques Rousseau par Allan Ramsay, Nationall Gallery of Scotland - Domaine public via Wikimedia Commons

Jean-Jacques Rousseau avait repris à son compte l’exigence socratique, en soulignant la difficulté extrême qui s’opposait à nos efforts, pour séparer clairement ce qui vient de soi et ce qui, en soi, fait parler et agir la culture de la société environnante. Pour lui, le citoyen doit penser et se déterminer « dans le silence de ses passions ». Comme le sage platonicien, comme Diogène, comme Epicure et Epictète, comme Descartes et Spinoza.

Face à toute question éthique ou politique, une foule de coutumes, de préjugés, d’erreurs communes tendent à imposer en nous des réponses que nous n’avons pas réfléchies. Les mécanismes sociaux, les intérêts particuliers qui nous poussent à toujours préférer nos inclinations au souci de justice commune, les passions liées à la richesse, au pouvoir, à l’image de soi, tout peut s’imposer à nos jugements. Avec la meilleure bonne foi concevable.

Bien sûr, c’est aussi grâce à ces tendances communes contradictoires que les révolutions unissent des foules, que des progrès sont imposés (comme l’affirmait Kant), que toutes les grandes choses de l’histoire sont réalisées (comme le remarquait Hegel). Mais c’est aussi par cette voie que des foules ont pu se fourvoyer et tourner le dos au progrès de l’idée de liberté, à l’égalité, à la fraternité. Il y a donc un moment décisif : celui qui nous place seul face à nous même, une fois enrichi par les débats, les discours, les lectures. À l’abri des tumultes de l’histoire en train de se faire, et des mécanismes institutionnels qui imposent des logiques sans rapport avec la raison et la justice.

Pour y parvenir, Rousseau ressentait le besoin de partir dans ses Rêveries de promeneur solitaire, comme il a titré l’une de ses œuvres. Seul, marchant dans la nature, tout à ses pensées, cherchant son jugement sincère dans l’enchevêtrement de ses contradictions intimes.

Faute de forêt ou de montagne à l’écart des débats électoraux, au moins devons-nous y songer très fort dans l’isoloir : quel est mon vrai désir, par delà les calculs, de quelle humanité ai-je l’envie, à quel avenir ma voix doit-elle contribuer ? Et si le progrès humain passait par des foules de citoyens jaloux de leur individualité ?

NB : Relire, bien sûr, les œuvres de Rousseau, Platon, Descartes, Spinoza, Kant, Hegel ou Merleau-Ponty évoquée plus haut. Vient de paraître aussi, aux éditions de La découverte, Démocratie précaire. Chroniques de la déraison d’Etat, d’Eric Fassin. Stimulant.


Texture par Essence of a dream/flickr (CC-by-nc) ; Portrait de Jean-Jacques Rousseau Allan Ramsay [Public domain], via Wikimedia Commons

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Mélenchon en son repère (bien trouvé) http://owni.fr/2012/04/12/melenchon-front-de-gauche-marx/ http://owni.fr/2012/04/12/melenchon-front-de-gauche-marx/#comments Thu, 12 Apr 2012 13:47:07 +0000 Jean-Paul Jouary http://owni.fr/?p=105657 "Ce sont les humains qui font l’histoire, mais dans des conditions déterminées". Déterminées, mais pas déterminantes. Comme le détaille Jean-Paul Jouary philosophe maison.]]>

La montée en puissance continue de Jean-Luc Mélenchon dans les intentions de vote (à l’heure où ces lignes sont écrites bien sûr) donne lieu à une multitude de commentaires, d’analyses ou d’invectives (le maire de Lyon ne l’a-t-il pas comparé au sanguinaire Pol Pot ?). Bien entendu l’homme a du talent, il sait parler aux foules assemblées, il parvient à traduire des idées théoriques en termes simples et toucher ainsi, et à la fois, des victimes de la crise qui se sentent souvent à l’écart des enjeux politiques institutionnels, et des intellectuels parmi les plus exigeants en matière de rigueur argumentative.

Mais suffit-il de posséder un talent oratoire pour faire descendre dans la rue et faire voter dans les urnes des centaines de milliers de personnes qui en avaient perdu l’habitude, pour réclamer un changement profond dans le fonctionnement de la société ? Comme chacun sait bien que cela ne saurait suffire, il y aurait une sorte de mystère Mélenchon.

Il y avait jadis un mystère des comètes avant Newton, un mystère de la foudre avant Benjamin Franklin, un mystère du feu avant Lavoisier. Et ces mystères n’ont pu être dissipés qu’avec un effort de connaissance, de raisonnement, d’examen attentif du réel. Bien entendu, on ne peut prétendre y parvenir ici en quelques lignes à propos d’un processus politique aussi complexe. Mais l’écho de la campagne de Jean-Luc Mélenchon doit bien avoir des racines autres que politiciennes ou rhétoriques.

Faut-il y voir avec Hegel une sorte de nécessité historique d’un progrès de l’idée de liberté, qui aurait agi telle la taupe de façon souterraine, invisible, pour se manifester soudain à nos yeux trop aveuglés par les artifices des événements spectaculaires ? Serions-nous les marionnettes inconscientes d’une logique du monde, se développant malgré nous, malgré les contre coups et régressions, cette « ruse de l’histoire » dont il faudrait décrypter le sens et la finalité ?

Ainsi les traditions françaises de mouvements populaires puissants et créatifs, endormies depuis quelques décennies, renaîtraient à l’occasion d’une élection qui promettait un ennui sans précédent ? Mais pourquoi maintenant et sous cette forme particulière ? Entendons-nous : qu’un candidat cristallise des intentions de vote que l’on n’attendait pas, ce n’est pas chose nouvelle, et l’expérience en atteste assez le caractère éphémère. Mais que cela s’accompagne d’un essor soudain de pratiques militantes se démultipliant chaque jour, c’est ce qui donne à cet événement électoral son caractère le plus profond.

Les conditions y sont-elles pour quelque chose ? Cela paraît évident. La crise financière, le chômage, le rejet de l’actuel Président, la crainte grecque, le parfum de scandales, les difficultés de vie, tout cela permet de comprendre le mécontentement ambiant. Mais celui-ci existait auparavant, et pouvait se manifester sous bien d’autres formes. Il n’est pas de conditions qui portent mécaniquement à une traduction unique.

À elles seules, ces conditions créent une multitude de possibilités différentes, dont une seulement se manifestera en construisant un avenir parmi tous ceux qui étaient possibles. Encore faut-il que dans le peuple un nombre suffisant de femmes et d’hommes s’en emparent ensemble et en même temps.

Ces mêmes facteurs peuvent se traduire par des révoltes informes, de l’abstentionnisme, de la passivité ou des radicalisations xénophobes. D’ailleurs il n’est pas impossible que la prochaine présidentielle manifeste toutes ces possibilités à la fois : de l’abstention, du vote pour les deux candidats qui multiplient les tournures xénophobes voire racistes, des révoltes locales… La nouveauté serait que s’y affirme une force de transformation sociale d’un type nouveau, propre à brouiller les cartes et inscrire une possibilité historique nouvelle. Cela n’est inscrit dans le présent qu’à titre de possibilité. C’est pourquoi est décisive la fameuse phrase de Karl Marx :

Ce sont les humains qui font l’histoire, mais dans des conditions déterminées.

Déterminées, pas déterminantes. Il y faut donc autre chose : des mots qui, à travers une personne, une forme d’organisation, une construction stratégique, s’articulent avec le vécu, avec des pratiques, au point de former soudain une cohérence dynamique, un mouvement, une aspiration, dans laquelle chacun se reconnaît dans les autres. Alors seulement des initiatives individuelles peuvent s’articuler soudain avec des aspirations collectives, et des mots rendre des actes lumineux.

Dès lors, dans des conditions qui s’imposent à tous, ce sont des humains qui font surgir une possibilité parmi d’autres, qui a la particularité d’unir fortement autour d’une remise en question du système existant, autour aussi d’une espérance assez puissante pour conduire une foule de gens à parler, à voter, à descendre dans la rue.

Trop longtemps, cette phrase de Marx a été lue, enseignée et pratiquée comme si les conditions déterminaient le futur, ce qui justifiait la décision de changer ces conditions malgré ou même contre le peuple, avec la tranquille assurance que des conditions nouvelles créeraient une humanité nouvelle. Que d’insultes n’a-t-on alors lancé contre Jean-Paul Sartre, coupable de refuser cette absurdité, et d’avoir lu Marx tel qu’il avait effectivement écrit et pensé ! Il n’y aura jamais de changement social sans l’ensemble des citoyens résolus à décider, à reprendre le pouvoir, à tisser des solidarités actives et inventives.

Du coup, là où les échecs, les déceptions, les désillusions, les craintes, traduisaient hier la crise dans les mille et une façon de se décourager, les mêmes facteurs deviennent autant de façons d’agir. Et c’est nulle part ailleurs que dans ces façons d’agir que des idées neuves peuvent se former et se transformer, que des philosophes ensuite auront à travailler, expliciter, mettre en cohérence et en perspective.

C’est bien là l’aspect sans doute le plus novateur de la philosophie politique de Marx : il ne s’agit pas de construire dans sa tête la théorie de ce que la société doit devenir, mais de manifester dans la théorie toutes les idées émancipatrices que le mouvement des peuples crée lui-même dans son histoire. Cela vaut pour les individualités que la vie politique place à tel ou tel moment à une place particulièrement responsable à l’intérieur de ce mouvement : il leur faut trouver les mots, les phrases, le ton qui rendent possible cette conviction commune grandissante et transforment les idées en forces matérielles.

Il est significatif à cet égard qu’au spectacle joyeux de 120 000 personnes défilant avec Jean-Luc Mélenchon de la Nation à la Bastille, beaucoup aient à leur tour décidé de joindre ce mouvement. Derrière le « mystère Mélenchon », il semble bien qu’il y ait une page de notre histoire, dont l’avenir seul dira la portée et la profondeur. Marx aimait dire que l’avenir a toujours plus d’imagination que nous. Au moins cette pensée nous aide-t-elle à ne pas garder le nez collé sur les péripéties superficielles de la vie politique…

NB : Lire à ce sujet, de Marx, L’idéologie allemande et la Lettre à Arnold Ruge de 1843 ; de Sartre, au moins, L’existentialisme est un humanisme et la Critique de la raison dialectique ; les éditions Gallimard viennent d’éditer sous le titre L’humaine condition un ensemble d’œuvres majeures d’Annah Arendt (Condition de l’homme moderne, De la révolution, La crise de la culture et Du mensonge à la violence). Edition établie et présentée par Philippe Raynaud.

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Le crime ne doit pas payer http://owni.fr/2012/04/05/le-crime-ne-doit-pas-payer/ http://owni.fr/2012/04/05/le-crime-ne-doit-pas-payer/#comments Thu, 05 Apr 2012 14:04:46 +0000 Jean-Paul Jouary http://owni.fr/?p=104970

Tout ce qui est injuste est un obstacle à la liberté

- Kant

Le 18 février 1976, au Journal télévisé de 20 heures, sur la première chaîne, le présentateur Roger Gicquel apparaissait avec ces mots terribles : “La France a peur”. Ce jour-là avait été découvert un horrible meurtre d’enfant, et ces quatre syllabes devenaient aussitôt l’accompagnement verbal d’un sentiment d’insécurité. On oublie trop souvent d’ajouter que le présentateur avait poursuivi en mettant en garde ceux qui se laisseraient abandonner à ce sentiment.

Cliquer ici pour voir la vidéo.


C’est ainsi qu’un fait divers, certes horrible, tendait à concrétiser les angoisses de celles et ceux qui subissaient une baisse de niveau de vie et les premières restructurations industrielles et découvraient autour d’eux une délinquance devenue soudain insupportable. Le philosophe Claude Lefort montrait quelques années plus tard que dans de tels contextes, en démocratie, ceux qui souffrent le plus développent,

le phantasme du peuple-un, la quête d’une identité substantielle, d’un corps social soudé à sa tête, d’un pouvoir incarnateur, d’un État délivré de la division.

Je l’avais rappelé dans ma chronique du 12 janvier dernier : “L’idéal d’une démocratie sans le peuple . Alors, si d’irresponsables politiques en banalisent les expressions idéologiques comme Le Pen hier et bien d’autres aujourd’hui, les plus bas réflexes sécuritaires et xénophobes peuvent enfler et empoisonner les pensées et les actes d’un nombre croissant de citoyens.

Les crimes terrifiants de Montauban et Toulouse ont fait irruption dans cette campagne présidentielle alors que depuis plusieurs années des mots et des actes chargés de haine ont étendu au sommet de l’État la haine de l’autre que la tradition avait réservée à l’extrême droite raciste.

Dix jours de profils terroristes

Dix jours de profils terroristes

Au-delà de l'affaire judiciaire, sa couverture médiatique. Sur place, à Toulouse, notre journaliste a observé comment les ...

Les Roms, les Africains, les originaires d’Afrique du Nord, de petites phrases vulgaires et mesures et lois discriminatoires, subissaient déjà une atmosphère indigne de toute culture humaine digne de ce nom. Dans ce contexte, en pleine campagne, dans cette tourmente des mots qui ne sont jamais seulement des mots, l’assassin a massacré ses sept victimes.

Nous avons alors appris de Marine Le Pen et de l’actuel Président de la République que la France subissait le déferlement apocalyptique de vagues géantes d’immigrés, véritable tsunami chargé de meurtriers en puissance menaçant nos enfants, charriant de la viande hallal menaçant nos assiettes, des légions de religieux islamistes prêchant le terrorisme.

Des immigrés en général, d’ “apparence musulmane” ou non, expression hallucinante inventée pour l’occasion par un Français d’apparence présidentielle. Alors, de ce sommet de l’État tombé si bas qu’on ne l’appelle plus sommet que par habitude, des décisions sont aussitôt rendues publiques. La loi comme gesticulation électorale en réponse à des événements particulier ? Il est temps de rappeler ce que l’on appelle une loi.

Montesquieu remarquait certes que plus un État est autoritaire, moins il a besoin de lois, et que c’est le propre de la démocratie de les multiplier au contraire, non pour encadrer les citoyens, mais pour les libérer de l’arbitraire, les rendre égaux devant des règles communes, garantir leur liberté. Certes, les événements n’y sont pas pour rien : tout cas particulier qui échappe aux lois telles qu’elles sont suscite le besoin d’y inclure des dispositions adaptées aux réalités nouvelles.

Portrait de Montesquieu (1689-1755)

Ce qu’on appelle la “jurisprudence” répond à cette exigence, et celle-ci entre dans le processus historique des lois nouvelles. Celles-ci ne tombent jamais du ciel. Le plus souvent, c’est d’ailleurs une suite de conflits qui manifestent le sentiment grandissant des citoyens d’être à l’étroit dans les lois existantes, et qui créent la nécessité et la possibilité de lois plus larges, qui étendent la liberté de tous.

C’est cette contradiction permanente entre notre besoin de respecter les lois en place et notre besoin d’y résister toujours qu’Emmanuel Kant appelait l’ ” insociable sociabilité “ à la fin du XVIIIème siècle. En ce sens, les réactions présidentielles aux crimes récents sont l’exact contraire de cette idée libératrice de Kant, car en stigmatisant une partie des citoyens elles menacent la liberté de tous.

Le même Kant ajoutait que ” tout ce qui est injuste est un obstacle à la liberté “. En effet, nous n’avons besoin de lois que pour nous protéger de ce qui menace notre puissance de vivre, d’agir, de penser. Une loi pour être juste ne doit viser que cette protection de chacun contre les obstacles à sa liberté. D’où la belle définition de Kant, pour qui le droit n’assure la liberté qu’ ” en tant qu’obstacle à ce qui fait obstacle à la liberté “. Il est temps de rappeler ces quelques principes de la Philosophie des Lumières, que la France s’enorgueillit d’avoir contribué à rendre universels. De rappeler par exemple aussi ce que Diderot écrivait dans son article ” Autorité politique “ de l’Encyclopédie :

Il n’est d’autorité et de sécurité véritables dans une République soucieuse de légitimité,  ce n’est pas l’État qui appartient au prince, c’est le prince qui appartient à l’État.

Et Diderot ajoutait :

La flatterie, l’intérêt particulier et l’esprit de servitude sont l’origine de tous les maux qui accablent un État, et de toutes les lâchetés qui le déshonorent.

Quelques principes parmi d’autres, non pas totalement absents mais beaucoup trop rares dans cette campagne présidentielle.

En 1976, le journaliste qui avait dit “la France a peur” avait eu raison d’ajouter aussitôt qu’il serait grave de s’abandonner à cette peur. En 2012, l’empressement de certains à inviter à un tel abandon montre que si les crimes de Montauban et Toulouse n’avaient pas existé, il aurait fallu les inventer. Qui peut dire aujourd’hui à quoi mènera cette irresponsabilité ?

Le crime a existé, dont la monstruosité nous rappelle tous à nos devoirs de justice, de légitimité et de fraternité.

NB : Lire Kant, son petit livre qui reste essentiel, intitulé Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, et aussi sa Doctrine du droit, même si certaines thèses du philosophe prussien vieillissant portent la marque du temps. Lire aussi l’Article ” Autorité politique “ de l’Encyclopédie, signée par Denis Diderot. Lire enfin de L.Borelli, La France a peur, aux Editions de la Découverte, intéressante analyse de la formation du sentiment d’insécurité dans la France des dernières décennies.


Portrait de Montesquieu par (inconnu)/École française [Domaine public], via Wikimedia Commons ; texture par Temari09 (cc) via Flickr

Pas de poster-citation ce mois-ci dans les chroniques de Jean-Paul Jouary… Après le départ de Marion Boucharlat vers de nouvelles aventures, et en attendant l’arrivée de son remplaçant… /-)

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Deleuze pour (re)prendre la parole http://owni.fr/2012/03/29/prises-de-parole-communication-politique/ http://owni.fr/2012/03/29/prises-de-parole-communication-politique/#comments Thu, 29 Mar 2012 15:43:26 +0000 Jean-Paul Jouary http://owni.fr/?p=104105

Si la démocratie repose sur le discours, le dialogue, la confrontation, prendre la parole peut avoir plusieurs sens, et même plusieurs sens contraires. Si prendre la parole peut être entendu comme la décision du citoyen de “dire son mot”, d’exprimer ce qu’il pense, d’inter-venir (venir entre ceux qui débattent et décident), prendre la parole peu aussi être entendu comme la confisquer, en déposséder l’autre.

Et c’est bien ce conflit que l’actuelle campagne présidentielle met en scène jusqu’à la caricature. Jamais peut-être n’aura-t-on si fort ressenti l’exigence de chacun de parler et d’agir à la première personne du singulier, mais jamais on n’aura tant déployé de moyens pour l’empêcher ou en dévoyer le libre cours.

Certes, il faut d’abord remarquer que la Constitution de la Vème République a été entièrement conçue à cette fin. Son principal auteur, Michel Debré disait même à son sujet que,

la brutalité d’un mode de scrutin est l’expression d’une vue démocratique qui est bonne.

De fait, de 1958 à nos jours, tous les Présidents sans exception n’ont cessé de durcir les aspects les plus antidémocratiques du système institutionnel. Si les citoyens votent selon leurs aspirations et leurs besoins, ils ne seront cependant pas représentés à la proportionnelle à l’Assemblée, le rapport de représentation selon les partis politiques allant jusqu’à 28 contre un en 1958 pour le même nombre de voix !

Si malgré cela le vote parvient à traduire ces aspirations, le gouvernement a le droit de ne jamais les inscrire à l’ordre du jour, ou bien de faire adopter une loi contraire sans vote. Et si tout cela ne suffit pas, le Conseil Constitutionnel ( “chapeau dérisoire d’une dérisoire démocratie” selon les mots de François Mitterrand… qui en fit usage à son tour), peut annuler une loi votée, sans recours possible. Si tous ces obstacles sont franchis, le Président peut dissoudre l’Assemblée. L’article 16 l’autorise même à supprimer les libertés publiques, comme il peut décider des Traités et de la guerre. Il peut faire adopter à l’échelle européenne des dispositions censées, sans vote des citoyens et sans débat public, s’imposer au pays et même aux futurs gouvernements.

Reste l’élection présidentielle elle-même, qui consiste pendant toute la campagne à faire en sorte que, puisque deux candidats seulement s’opposeront au second tour, les électeurs soient persuadés qu’il faut voter dès le premier tour, non pour celui qui défend le mieux leurs convictions, mais pour celui qui peut battre au second tour le candidat qui leur tourne le plus le dos. Il restait à réduire les législatives à un simple appendice des présidentielles : c’est ce que Lionel Jospin a fait en faisant coïncider systématiquement les deux élections. Soyons clairs : aucun autre pays développé au monde ne possède un système institutionnel aussi monarchisé.

Bien entendu, tout cet édifice repose sur le vote des citoyens une fois tous les cinq ans, et c’est alors le moment démocratique, où les citoyens peuvent enfin prendre la parole, ce qui nous ramène à notre propos de départ. Prendre la parole est bien décisif puisqu’il ne reste que cela. Mais cela aussi apparaît bien difficile.

Nous sommes en pleine ère de la “communication”. Mais si cela signifie “mise en commun”, les moyens de communication de masse ont permis d’en faire en réalité, pour l’essentiel, l’outil d’une séduction par les “petites phrases” et les images fabriquées, organisée du haut vers le bas de la société. Le public n’y intervient d’ailleurs que de façon très largement scénarisée.

Du coup, lors d’une campagne électorale, les candidats se mettent ou sont mis en scène comme des personnes singulières, objets d’identification subjective, et non comme porteuse d’idées, de raisonnements, de démarches, de perspectives. On finit par difficilement distinguer les artistes médiatisés qui participent à la vie politique, et les politiques qui participent aux spectacles médiatiques. Gilles Deleuze écrivait en 1991 :

La philosophie de la communication s’épuise dans la recherche d’une opinion universelle libérale comme consensus.

Il y a bien sûr les discours, les meetings. Mais pour la première fois ils sont filmés et mis en images par des entreprises payées par les candidats eux-mêmes. Les séquences sont alors vendues ou données aux divers médias, ce qui transforme insidieusement l’information en propagande.

Il y a enfin Internet, Twitter, Facebook, les forums sociaux qui permettent aujourd’hui une circulation infinie et sans entrave des paroles et des idées, à l’écart des puissantes machines médiatiques et des tenailles institutionnelles. On a vu ce que les révolutionnaires et les “indignés” ont pu déjà réaliser par ces nouveaux moyens. Mais déjà certains candidats ont formé des équipes chargées de faire déferler dans ces médias sociaux des milliers d’interventions qui déguisent en participation citoyenne de violentes entreprises de propagande.

Où l’on voit que tout est enjeu de pratiques sociales, et qu’il est difficile pour une parole prise de n’être pas aussitôt reprise.

Alors, sur ces ruines de la République et de la démocratie, que reste-t-il aux citoyens?

Deux choses, aussi anciennes que les idées mêmes de république et de démocratie : la lecture raisonnée et la parole vivante. La lecture : il y a des livres, des articles, des chroniques, des journaux papier ou numériques, qui alimentent et provoquent la réflexion de chacun. Mais, puisque l’écriture est muette, selon les mots que Platon attribue à Socrate dans le Phèdre, et que réfléchir seul est souvent difficile, il demeure la parole face à face, le dialogue, chez soi, dans la rue, sur les lieux de travail ou de manifestation. La parole vive, simple, contradictoire et amicale en même temps.

C’est très exactement ce que Platon, critique s’il en est de la démocratie athénienne, de sa démagogie et de ses perversions, a su théoriser paradoxalement pour le plus grand profit des démocrates d’aujourd’hui. Si pour lui la pensée est ” un dialogue intérieur et silencieux de l’âme avec elle-même “, cette pensée ne peut se former et se développer vraiment que dans le dialogue avec d’autres pensées.

Tout le contraire de la façon que l’on a aujourd’hui de nous infliger du prêt à penser en avalanches médiatiques minutieusement élaborées pour séduire. Encore faut-il, ajoutait Platon, ne pas confondre le dialogue avec le combat oratoire pour vaincre, sans souci de l’échange, avec le seul plaisir de vaincre, comme le font les ” ignorants qui, lorsqu’ils disputent, ne se soucient nullement de la vérité, et dont l’unique but est de gagner à leur opinion ceux qui les écoutent “.

Et de définir le véritable dialogue :

Nous ne combattions pas l’un contre l’autre mais nous allions ensemble en vue de la vérité.

Le dialogue comme façon de penser ensemble pour avancer ensemble. N’est-ce pas ce dont tous les citoyens ont actuellement besoin pour échapper conjointement aux contraintes institutionnelles illégitimes et aux formes indigentes de débattre en politique ?

Ce critique de la démocratie antique, ne nous y trompons pas, a plus écrit pour les démocraties modernes que celles et ceux pour qui ce mot n’est plus qu’un slogan obligé.

N.B : Lire et relire Platon, le Phèdre, le Gorgias, le Philèbe, le Phédon et la République par exemple. Lire Qu’est-ce que la philosophie ? De Gilles Deleuze. Lire aussi un essai vivifiant de Régis Debray, Rêverie de gauche, qui vient de paraître. On me permettra d’indiquer enfin Rousseau, citoyen du futur, que je viens de faire paraître en livre de poche et en Cd audio (avec la voix de Daniel Mesguich), où je développe plus précisément les analyses qu’on me reproche parfois de trop réduire dans mes chroniques OWNI. Mais c’est la loi du genre.


Poster-citation par Marion Boucharlat pour Owni /-)

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La disparition de la race occupe la présidentielle http://owni.fr/2012/03/22/presidentielle-on-debat-race/ http://owni.fr/2012/03/22/presidentielle-on-debat-race/#comments Thu, 22 Mar 2012 17:37:48 +0000 Jean-Paul Jouary http://owni.fr/?p=103082

Citation : “Rien n’est plus utile à l’homme qu’un homme vivant sous la conduite de la Raison” – Spinoza

Le presque centenaire philosophe et anthropologue Claude Lévi-Strauss avait proposé à l’Académie française de supprimer le mot race du dictionnaire de la langue française, mais de définir bien sûr le mot racisme qui commence justement par la croyance à l’existence de plusieurs races humaines. Et, de fait, si l’on pouvait encore être raciste il y a trente-cinq mille ans puisque se côtoyaient deux races distinctes, les homo sapiens sapiens et les homo sapiens néandertaliens, depuis cette période ancienne on sait qu’il n’y a qu’une race humaine, porteuse d’un patrimoine génétique unique et de différences physiques superficielles qui ne sont guère plus importantes d’une ethnie à l’autre qu’à l’intérieur de chaque ethnie.

C’est bien pourquoi Nicolas Sarkozy avait fait rire son entourage lors de sa visite de la grotte de Lascaux, en s’étonnant que des néandertaliens aient pu avoir tant de talent, alors que jamais cette race hominienne n’a été associée à la moindre œuvre d’art. Être autant inculte quant à ce que sont les humains ne peut bien sûr aider à élever sa pensée lorsqu’on s’adresse à eux.

C’est donc en toute cohérence que François Hollande propose de supprimer le mot race du préambule de l’actuelle Constitution française, après que déjà deux députés, l’un socialiste l’autre communiste, l’ont proposé déjà à l’Assemblée nationale, se heurtant au refus de l’UMP.

Ce serait en effet un acte politique et philosophique fort à l’adresse du monde entier, et une forme digne de rupture avec un passé pas si lointain où le racisme s’affichait de façons grossières. Sait-on par exemple que l’Exposition universelle parisienne de 1889 avait accordé une belle place à des ensembles de familles néandertaliennes sculptées, à l’initiative du Dr Hamy, entre deux exhibitions d’exemplaires vivants de peuples colonisés ?

Il s’agissait en effet de présenter, au pied de la Tour Eiffel puis au jardin zoologique d’acclimatation, des familles arabes, canaques, de Noirs d’Afrique, des exemplaires d’Inde ou de Ceylan et autres Aborigènes ou Lapons, comme autant de témoignages d’une humanité dépassée dont les Européens dérivent, “races” sauvages et barbares précédées elles-mêmes par les gorilles et orang-outang, présentés aussi à l’Exposition de 1889 !

Sait-on aussi qu’Ernest Renan, auteur d’une pieuse Vie de Jésus, en accueillant Ferdinand de Lesseps à l’Académie française, déclarait que ” l’humanité se compose de deux milliards de créatures ignorantes, bornées, avec lesquelles une élite est chargée de faire de la justice et de la gloire “, et appelait par ailleurs à combattre l’Islam ?

Leçon de philo à l’usage de Guéant

Leçon de philo à l’usage de Guéant

Claude Guéant estime que "toutes les civilisations ne se valent pas". Jean-Paul Jouary lui répond, avec philosophie. Pour ...

Bref, cette proposition de suppression du mot race de nos textes constitutionnels est une réponse pertinente à quelques discours récurrents qui se propagent autour de ce Président qui confond notre race avec celle des néandertaliens. Après les précédents de messieurs Hortefeux et Guéant, après tout ce que la famille Le Pen a pu déverser depuis quelques années, c’est en effet tout un climat qui tend à se banaliser autour de thèmes xénophobes qui n’étaient qu’honteusement murmurés auparavant par les courants les plus ouvertement racistes.

On parle de référendum contre les chômeurs et les immigrés, de durcissement aux frontières, de reconnaissance anthropométrique sur la carte vitale, de civilisations qui ne se valent pas toutes. Et de viande abattue selon les traditions musulmane et juive, et qu’on nous imposerait insidieusement à notre insu. L’autre conseiller élyséen Henri Guaino parle de refuser qu’une minorité impose cette nourriture à tout le monde, tandis que le Président va se faire applaudir par l’électorat nostalgique de l’Algérie coloniale. Cela fait beaucoup. Et cela menace l’ensemble des citoyens. Pour quelle raison ?

” Il n’est donné dans la nature aucune chose singulière qui soit plus utile à l’homme qu’un homme vivant sous la conduite de la Raison “, écrivait Spinoza dans L’Ethique, et il poursuivait :

Quand chaque homme cherche le plus ce qui lui est le plus utile à lui-même, alors les hommes sont le plus utiles les uns aux autres.

Autre façon de dire qu’une société se porte d’autant mieux que ses citoyens raisonnent en cherchant ce qui est bon pour tout humain. Dès que l’on cesse de chercher son propre bien pour reporter sur la haine de l’autre ses propres maux, passant ainsi de l’amour à la haine et de la raison aux plus instinctives passions, chacun devient nuisible aux autres et à lui-même. Finalement, on ne doit pas regretter que ce débat et ces propositions soient entrés dans le débat électoral : cela peut éclairer violemment la nature de certains choix d’avenir …


NB : Lire par exemple, sous la direction de P.Blanchard, N.Bancel, G.Boëtsch, E.Deroo et S.Lemaire, Zoos humains et exhibitions coloniales, Ed. La découverte, 2002. Ou encore : Culture coloniale, par P.Blanchard et Sandrine Lemaire, Ed.Autrement, 2003. Puis, pour renaître à l’éthique et à la politique, se plonger dans la difficile mais essentielle lecture de L’Ethique, de Spinoza. Quant à l’Eloge de la différence d’Albert Jacquard, il demeure malheureusement d’une étonnante actualité.


Poster-citation par Marion Boucharlat pour Owni /-) Illustration texture par Temari09 (CC/Flickr)

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Les urnes seront-elles funéraires ? http://owni.fr/2012/03/15/les-urnes-seront-elles-funeraires/ http://owni.fr/2012/03/15/les-urnes-seront-elles-funeraires/#comments Thu, 15 Mar 2012 17:28:24 +0000 Jean-Paul Jouary http://owni.fr/?p=102197

Citation : “Si le peuple promet simplement d’obéir, il perd sa qualité de peuple” – Rousseau

La déclaration de candidature de Nicolas Sarkozy a confirmé la “stratégie du choc” analysée par Naomi Klein, à laquelle j’avais consacré une précédente chronique (“Qui veut voter pour l’enfer ?”) : c’est en agitant l’épouvantail du drame grec, délibérément provoqué puis aggravé, que le Président a invité à accepter de nouvelles régressions. Cet argument a aussitôt été repris sur le mode grotesque par Claude Allègre qui annonçait son entrée dans l’équipe de campagne sarkozyste.

On met le peuple grec en faillite, on lui impose alors des mesures qui détruisent tous ses moyens de remonter la pente, on ordonne alors des mesures plus drastiques encore, on le met sous tutelle, puis on prend les autres peuples à témoin : si vous ne voulez pas subir le même sort, il faut accepter de renoncer pour toujours à l’idée même de progrès social et de service public. C’est le sens du pacte signé par Nicolas Sarkozy à l’échelle européenne, et de la “règle d’or” qu’il entend introduire dans la Constitution : il deviendrait illégal de renouer avec l’idée même d’une vie meilleure.

Mais c’est une autre annonce qui aura marqué médiatiquement cette déclaration de candidature : celle de deux référendum stigmatisant les chômeurs et les étrangers. Aussitôt François Bayrou annonçait à son tour son intention d’organiser un référendum… sur la moralisation de la vie publique. Et quelques commentateurs de s’étonner de cette façon de donner la parole au peuple, contre les prérogatives du Parlement, comme si ces propositions étaient trop démocratiques. Et si toutes ces déclarations avaient à voir avec la ” stratégie du choc ” ?

De fait, dès la semaine suivante, Nicolas Sarkozy précisait qu’en ce qui concerne le “pacte” européen, il n’était pas question d’organiser un référendum. Trop compliqué pour les Français.

Résumons-nous : si l’on demande que le peuple soit consulté sur son avenir, cela est qualifié de “populisme” ; si on propose de le consulter sur des thèmes de division et de régression, cela devient de la démocratie.

Tout cela nous oblige à revenir sur le lien entre suffrage et démocratie en rappelant, pour le troisième centenaire de sa naissance, ce que Jean-Jacques Rousseau a établi sur la question.

Par delà le sens antique du mot, qui suppose que le peuple assemblé discute et décide de tout sans aucune médiation, la démocratie en son principe renvoie à une conception précise de ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas : n’est légitime que ce que le peuple a explicitement approuvé, au moins majoritairement.

Certes, le peuple peut se donner des “gouvernants”, que Rousseau appelle des “commissaires” en ce qu’ils sont strictement commis à l’application des décisions ratifiées par l’ensemble des citoyens. Mais “gouverner”, tenir le gouvernail, n’ayant rien à voir avec “diriger”, déterminer le cap à suivre, nul gouvernement ne saurait prétendre « représenter » le peuple qui l’a élu :

Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. (in Le contrat social).

Doit-on “moraliser” la vie politique ? Rousseau, encore :

Dans toute véritable démocratie la magistrature n’est pas un avantage mais une charge onéreuse.

Autrement dit, il serait vain d’espérer “moraliser” la vie politique à l’intérieur d’un système institutionnel qui tourne le dos à toute légitimité. C’est donc une affaire de Constitution. Et pour Rousseau, le principe même d’une Constitution digne de ce nom est simple :

Le Peuple soumis aux lois en doit être l’auteur.

Sans quoi il doit obéir à une volonté à laquelle il n’a pas pris part. Dans ce cas, il ne s’agit plus pour les citoyens que d’obéir. Or, “si le peuple promet simplement d’obéir, il perd sa qualité de peuple”. Voilà comment il s’agirait de parler à des citoyens dignes de ce nom, et qui serait de nature à les réconcilier avec la politique.

Dès lors, qu’un Président annonce qu’il décidera des référendum quand il le voudra, sur les thèmes qu’il choisira, excluant ceux sur lesquels le peuple ne serait pas d’accord (les traités européens, la casse de l’école, de l’hôpital, des services publics, l’âge de la retraite, les cadeaux fiscaux pour les grandes fortunes, etc.), cela revient tout simplement à programmer des plébiscites, qui en leur principe même sont la négation de la démocratie.

Les urnes seront-elles funéraires, où l’on déversera les cendres des libertés publiques ?


Poster-citation par Marion Boucharlat pour Owni /-)

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La parole est d’argent public http://owni.fr/2012/03/08/la-parole-est-d%e2%80%99argent/ http://owni.fr/2012/03/08/la-parole-est-d%e2%80%99argent/#comments Thu, 08 Mar 2012 18:48:43 +0000 Jean-Paul Jouary http://owni.fr/?p=101222
Citation : “La monnaie est d’institution, non pas naturelle mais légale” – Aristote

Nous avons pris l’habitude, et considérons donc comme naturel, qu’une campagne électorale prenne la forme d’un combat autour de nombres renvoyant à des quantités d’argent : dépenses annoncées, recettes programmées, salaires promis, taux d’imposition modifiés, économies budgétaires projetées, investissements décidés, dette à réduire. Bref : en temps d’élection, la politique est parole et la parole est d’argent.

C’est dans l’imagination des rapports monnétaires que s’insinuent le fatalisme et l’espérance, l’accusation d’utopie et la prétention à être crédible, le sérieux et la démagogie, mais aussi le ressort intime qui pousse à voter pour qui, au-travers d’un argent escompté, sait répondre aux désirs de chacun. L’argent est ainsi devenu plus que jamais ce qui relie les grandes visions économiques et ce que chaque humain porte en lui de plus subjectif, craintif ou désirant. Au fond, l’argent présente cette double face, l’une totalement subjective et l’autre qui revendique une totale objectivité.

La monnaie avale ainsi l’économie et surplombe les espérances personnelles : l’expert peut alors venir, étaler son discours pseudo-scientifique et ruiner le champ proprement politique. Mais c’est alors au tour du politique de venir, de prendre à témoin les mêmes experts pour dire au citoyen que ses désirs doivent plier sous les vérités incontournables de la finance, et taxer de démagogie celles et ceux qui osent encore projeter de changer la vie sociale. Ainsi, c’est en naufrageant l’idée même de politique que la plupart des candidats font campagne électorale. Si la parole est d’argent, la politique est du chiffon.

Mais l’argent relève-t-il de l’économie lorsqu’on reconnaît qu’il peut se retourner contre l’économie réelle ? Et relève-t-il de la suprême espérance intime lorsqu’il n’est guère besoin d’être un philosophe stoïcien antique, mais qu’il suffit d’être un humain parmi les autres humains, pour savoir que si la misère rend le bonheur problématique, l’argent ne suffit jamais à en assurer l’accès ? Au fond, qu’est-ce que l’argent ? C’est peut-être la question la plus essentielle de notre époque, une fois assimilées les conceptions morales, religieuses, pragmatiques, économiques des siècles de réflexion qu’il a suscités.

Il se trouve qu’un livre vient de paraître qui me paraît poser cette question de la façon la plus originale et suggestive, peut-être aussi la plus profondément subversive, qu’on ait connues jusqu’alors : L’abstraction matérielle. L’argent au-delà de la morale et de l’économie. Les auteurs ? Une spécialiste des sciences économiques et sociales, Laurence Duchêne, et un philosophe, Pierre Zaoui.

On ne trouve dans ce livre rien qui puisse ressembler à ce slogan consensuel qui fleurit de nos jours, et qui appelle à “moraliser la vie financière”. L’argent semble il est vrai avoir partie liée à la morale : on parle trop de se “racheter”, de “devoir”, de “bilan”, de “payer” pour ignorer qu’il est une conception de la morale qui, comme l’avait bien vu Nietzsche, tient de l’échange pur et simple. Et ce n’est pas la logique du pari de Pascal qui le dément, en s’efforçant de calculer l’intérêt qu’il y a à être vertueux. Mais cette illusion est sans doute le complément obligé d’une autre illusion, qui voit dans l’argent un élément essentiel d’un processus économique objectif, scientifiquement analysable, hors d’atteinte donc de l’action humaine.

Ce que montrent les auteurs de ce livre, c’est que l’argent est justement d’essence politique et que, loin de représenter un phénomène pleinement objectif, son fonctionnement repose sur un ensemble de croyances, de sentiments, de confiance partagée. Et c’est ce lien entre le subjectif individuel et l’espace public qui en fait une chose d’essence politique.

Confiance : d’abord la monnaie fonctionne puisqu’elle fonctionne, comme une routine ancestrale ; ensuite elle est censée exprimer une certaine quantité d’or ; de plus, elle est garantie par une puissance souveraine ; enfin, on ne peut imaginer sérieusement que ceux qui organisent les flux monétaires puissent leur accorder une prééminence par rapport à la vie des humains. Cette confiance, qui “repose sur une croyance non explicitée”, “renvoie à une totalité supérieure aux individus”.

Et, de fait, l’argent est un phénomène produit par l’Etat. Aristote le savait déjà, qui écrivait il y a vingt-cinq siècle que la monnaieest d’institution, non pas naturelle mais légale et (…) il est en notre pouvoir, soit de la changer, soit de décréter qu’elle ne servira plus”. Et ce qui accrédite en Europe l’idée que les réalités monétaires ont cessé d’être à portée de décisions politiques, c’est le fait que la Banque centrale européenne par exemple soit réputée au-dessus des Etats, privée, gérée par des personnes censée extérieures aux engagements proprement politiques. Alors que sa création même est une décision politique, clairement engagée.

Dès lors les gouvernements qui sont engagés dans cette démarche, prennent le prétexte de ce processus décrété “objectif” pour inscrire la logique libérale qui y a présidé dans un pacte européen signé le 1er mars dernier, avec l’intention de l’inscrire dans la Constitution même des Etats concernés. Le tour est joué : une certaine politique devenue magiquement la seule possible, raisonnable, sûre, crée une sphère monétaire située au-delà des Etats, au-delà des débats, au-delà des espérances politiques, au point d’en exclure les enjeux hors du champ politique. Et pour démontrer expérimentalement la « vérité » de ce tour de passe-passe, on crucifie la Grèce afin de montrer ce qui menace quiconque envisagerait d’aller à l’encontre de cette « vérité ».

” C’est toute la politique qui est reversée du côté de la simple administration des corps et des âmes par les gouvernants “, soulignent Laurence Duchêne et Pierre Zaoui. Alors l’argent peut tout englober, si bien que la politique de l’argent ne peut plus être que la politique que l’argent produit spontanément, “atomisant les individus, en les réduisant au rang de simples particules exploitables puis jetables dans les vastes flux de la finance internationale “. Ainsi le thème même de l’impuissance du politique, que Lionel Jospin paya si durement en 2002, présuppose une véritable politique de l’impuissance, sur laquelle s’unissent tous les partisans des derniers traités européens.

Penser à tout cela en écoutant les discours de l’actuelle campagne présidentielle permet d’en décrypter les ressorts essentiels, les non-dits, les présupposés et les enjeux. Quand la parole est d’argent, le silence endort.

N.B : A lire de toute urgence, on l’aura deviné, L’abstraction matérielle. L’argent au-delà de la morale et de l’économie, de Laurence Duchêne, et Pierre Zaoui, paru aux éditions de La Découverte en 2012.


Illustration citation par Marion Boucharlat pour Owni /-)
Texture par Essence of a dream/flickr (CC-by-nc)

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Tous candidats à l’humanité http://owni.fr/2012/03/01/tous-candidats-a-l%e2%80%99humanite/ http://owni.fr/2012/03/01/tous-candidats-a-l%e2%80%99humanite/#comments Thu, 01 Mar 2012 12:24:32 +0000 Jean-Paul Jouary http://owni.fr/?p=100216 Citation : « Ils savent bien que détruire l’ignorance, c’est détruire l’étonnement imbécile, c’est-à-dire leur unique moyen de raisonner et de sauvegarder leur autorité » - Spinoza

Dans le droit fil de la chronique précédente, tous les débats en cours sur l’école nous invitent aussi à nous interroger sur ce que « être humain » signifie, ce qui permet d’en faire un enjeu de grande portée politique au sens le plus noble du terme, en se gardant d’en rester à des revendications éclatées qu’il est toujours facile de dévoyer et noyer dans l’absence de réel espoir. Pourquoi nous, les humains, avons-nous besoin d’école, alors que n’importe quel animal porte dans ses gènes de quoi vivre et se reproduire ?

Jean-Jacques Rousseau remarquait qu’ « un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans ». Il est vrai qu’à la naissance l’être humain est le plus inapte à la survie élémentaire justement parce qu’il va devoir développer en lui tout ce que les générations antérieures ont créé de possibilités et de nécessités. Le petit d’homme va peu à peu les acquérir et ce, à l’extérieur du ventre maternel, dans un milieu culturel humanisant. Il ne cessera jamais de devenir humain.

L’humain est un devenir, jamais un être achevé. C’est bien pourquoi parler d’ « identité » à propos d’un humain c’est nier sa spécificité humaine. Il n’y a ni identité individuelle, ni identité sociologique, ni identité nationale. Car définir une telle identité, c’est déjà refuser toutes les potentialités de devenir autre, c’est fracturer l’humanité et alimenter les ignorances réciproques. Devenir autre que soi est le destin de tout humain, donc s’enrichir des différences c’est s’enrichir, et devenir différent de soi, à l’infini.

La seule façon d’identifier un humain, c’est reconnaître qu’il n’aura jamais d’identité. Ce n’est pas seulement une question d’humanisme et de citoyenneté, c’est une question de compréhension de soi et d’autrui. Pour un être humain, « être soi-même c’est toujours être autre que soi », selon la belle formule de Jean-Paul Sartre.

C’est bien pourquoi on arrose une plante, on dresse un animal, mais on éduque un humain. Il ne s’agit pas de former en lui une capacité à répéter, reproduire ce qu’on lui enseigne. Il s’agit certes de lui faire acquérir et intérioriser beaucoup de choses qui existent déjà, mais de le faire en développant en lui la capacité et le plaisir de chercher et inventer des choses nouvelles. Toute société moderne a besoin d’une telle créativité, laquelle ne peut se former toute seule. La vie familiale, les drames mêmes, contribuent depuis toujours à la formation d’une passion de créer. Mais à l’échelle d’une société, c’est bien le système éducatif qui peut y contribuer de façon décisive, et pour tous.

S’il ne s’agissait que de répéter, alors des logiciels, des ordinateurs et Internet y suffiraient. Certes, si les comportements animaux sont pour l’essentiel transmis génétiquement, les conduites humaines sont façonnées par l’intériorisation d’un patrimoine culturel. « Chaque génération éduque l’autre », écrivait Emmanuel Kant, mais il ajoutait aussitôt :

Il faut procéder socratiquement dans l’éducation.

Socratiquement, cela signifie qu’il ne suffit pas de montrer à l’autre quel chemin il doit prendre, mais il faut aussi former en lui la capacité à trouver le bon chemin, à tracer lui-même le bon chemin, à force de contradictions, d’étonnement, de prise de conscience de l’erreur, de désir d’en sortir. C’est en marchant, donc en tombant, que l’on apprend à marcher. Le patrimoine culturel n’est assimilé vraiment que par des pensées personnelles, des volontés de penser, des désirs et des plaisirs de connaître et de créer.

C’est là la découverte définitive des philosophes grecs de l’Antiquité comme Platon ou Aristote : il n’est de savoir qu’à partir d’un sens de la question. Or chacun de nous a dès l’enfance le sentiment d’avoir des réponses, et ressent avant tout un besoin qu’on donne des réponses. A l’adolescence, cela se manifeste tout particulièrement contre d’autres réponses (celles des parents par exemple). Il faut bien devenir soi-même.

C’est un moteur et un frein. Un frein car cela peut tuer la curiosité et tourner vers des activités non épanouissantes. Pour que cela devienne un moteur, il faut que d’une manière ou d’une autre le jeune entre en contradiction avec lui-même. Il se sentait plein, plein de réponses, et soudain ces évidences éclatent, elles se révèlent incohérentes, impossibles, leur volatilisation crée alors un vide, un vide dérangeant, un vide qui appelle à être rempli.

Alors il y a ce que les Grecs anciens appelaient l’étonnement, la contradiction avec ce que l’on pensait, ce qui crée le désir de remplir ce vide. Là où il y avait des réponses il y a désormais des questions, des désirs de nouvelles réponses, l’attente du plaisir de les découvrir. Voilà ce qu’un logiciel, un site internet, ne sauront jamais produire. Voilà ce qui rend l’enseignant nécessaire.

Avec, peut-être, pour référence, Pascal qui, dans la préface de son Traité du vide, écrivait que, “toute la suite des hommes, pendant le cours de tous les siècles, doit être considéré comme un seul homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement.”Ou encore à Kant qui écrivait dans ses Réflexions sur l’éducation que, “l’espèce humaine doit, peu à peu, par son propre effort, tirer d’elle-même toutes les qualités naturelles de l’humanité. Une génération éduque l’autre.”


Poster-citation par Marion Boucharlat pour Owni /-) ; Texture par Temari09 cc/Flickr

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