Il y a quelque chose de pourri au royaume des gares

Le 6 juin 2011

Comme l'environnement urbain, les gares changent et se transforment en lieux d'achat. Symbole de ce changement, Gares & Connexions, filiale de la SNCF, a été créée pour que les gares deviennent "des lieux de vie au cœur des villes".

Urban After All S01E19

Le 17 mai dernier, la jeune structure Gares & Connexions, dernier bébé de la SNCF en charge des 3 000 gares du réseau1 , dévoilait son premier rapport d’activité. Celui-ci s’inscrit dans le prolongement des objectifs annoncés depuis 2009 par la maison-mère : “les gares vont devenir des lieux de vie au cœur des villes”, a ainsi résumé sa directrice Sophie Boissard.

Concrètement, cela se traduit par l’introduction de nombreux services au sein des gares, parfois inattendus, afin d’en renforcer l’attractivité : “Retirer un colis acheté sur internet, déposer son enfant à la crèche d’entreprise avant de sauter dans le train, passer chez le médecin ou chez le coiffeur, envoyer un mail urgent…2 . La structure a ainsi investi 266 millions d’euros en 2010 pour redonner un second souffle aux gares vieillissantes et mal adaptées aux nouveaux besoins de la mobilité contemporaine. Un objectif hautement respectable, malheureusement écorné par une évolution plus discrète qu’il nous semble nécessaire de discuter ici.

En effet, comme nous allons le montrer, cette “revitalisation” des gares s’accompagne d’une restructuration de la conception même des gares, tant sur le plan spatial que social, avec pour conséquence (ou objectif ?) de favoriser la rentabilité du “temps de transit disponible” des voyageurs. Or, cela semble nécessairement devoir passer par un embourgeoisement de ces lieux… et donc, en parallèle, par l’éviction des catégories les plus “dérangeantes”. Décryptage d’une mutation ségrégative qui ne dit pas son nom, et qui en dit long sur la conception actuelle de nos centres-villes.

La naissance d’une prison

La nouvelle stratégie impulsée par Gares & Connexions s’appuie sur d’importants investissements en faveur de la rénovation des gares (266 millions d’euros détaillés dans les “Réalisations 2010 et projets à venir” du rapport d’activité). Or, comme l’a très bien montré Jean-Noël Lafargue dans un beau reportage dans sa gare de banlieue (billet original ici), ces travaux aboutissent entre autres à installer des portiques restructurant l’espace de la gare :

La comparaison entre « avant » et « après »[travaux] me semble très instructive à faire en ce qu’elle témoigne des changements opérés dans les rapports entre la société des chemins de fer, ses usagers et ses employés.



Quels sont précisément ces évolutions ? Comme le montrent les schémas ci-dessus et les explications de Jean-Noël Lafargue, le réaménagement s’est surtout soldé par l’installation de portiques empêchant de se rendre sur le quai sans billet :

Il n’est plus question, par exemple, de se rendre sur le quai pour tenir compagnie à quelqu’un qui va prendre son train. En fait, si l’on utilise des tickets, et non un passe, on se trouve prisonnier sur le quai dès lors que l’on a passé les portillons, car si on décide de sortir, on ne pourra plus revenir dans la gare. Le quai fonctionne alors un peu comme une nasse.

Autre exemple : l’installation de portiques en gare d’Argenteuil qui obligent les non-voyageurs à faire un détour d’un kilomètre pour se rendre dans un quartier coupé du centre-ville par la voie de chemin de fer… La formule “Prison automate” de Jean-Noël résume parfaitement cette situation nouvelle. Comme il l’explique, il était auparavant possible de flâner dans les boutiques environnantes lorsque l’on avait du temps (si un train était annulé, par exemple). C’est désormais impossible, et l’on se retrouve cantonné au quai dans le cas d’une petite gare de banlieue… Mais dans le cas d’une plus grande gare, cela signifie être bloqué parmi les fameux “nouveaux services” que Gares & Connexions a pour mission de développer.

Vendre le “temps de transit disponible” des voyageurs

Entendons-nous bien : ce processus est en réalité plus ancien que la création de Gares & Connexions, ayant vu le jour dans les années 2000 avec la création de la Direction des Gares (prédécesseur de G&C) et s’étant accéléré en 2004. Prenons l’exemple emblématique de la Gare du Nord, dont la rénovation s’est achevée en 2002 afin de répondre aux besoins des nouveaux voyageurs apportés par l’Eurostar ou les trains Thalys, et qui a servi de bêta-test grandeur nature. La rénovation de la gare a ainsi donné naissance à un vaste espace de chalandise d’une centaine de commerces : restauration et alimentation, vêtement, parfumerie et même jeux vidéo. La majeure partie de ces enseignes ne sont par contre accessibles qu’aux voyageurs franciliens car situés derrière des portiques… installés depuis 2002. Il existait auparavant un espace de chalandise plus restreint, mais accessible depuis la rue ; celui-ci se résume aujourd’hui à quelques boutiques habituelles de gare, principalement des enseignes de presse.

Un espace ouvert aux détenteurs de tickets RATP, situé à proximité des quais du RER et du métro, à l’usage des grands banlieusards, et qui a connu un succès immédiat. Les boutiques déjà présentes (Paul, Footlocker, Sinequanone, La Redoute, Fnac Services, etc.) dégagent de substantiels bénéfices, en moyenne 10 000 euros au mètre carré, contre 8 000 à 9000 euros dans des centres commerciaux classiques. Ainsi, l’enseigne Naf Naf de la gare du Nord rapporte davantage que celle des Champs-Elysées, expliquait ainsi Stratégies en 2004.

Certes, les enseignes se voient alors privées d’une partie de leur clientèle3 , mais gagnent en échange le “temps de transit disponible” des voyageurs entre deux connexions modales. Comme l’expliquait Pascal Lupo, ancien directeur des gares à la SCNF, toujours en 2004 :

« Paris-Nord passe d’une gestion de flux à une gestion d’actifs, sur le modèle des gares japonaises, qui sont depuis longtemps de véritables lieux de consommation », résume Pascal Lupo. Avec 500 000 voyageurs par jour, soit trente fois la fréquentation d’un hypermarché, les commerçants voient d’un bon œil cette mutation marchande.

La conclusion de L’Expansion, qui commente l’attitude du chef de gare de l’époque, est à ce titre plus que révélatrice :

Il n’a plus de sifflet autour du cou, mais bien une calculette dans la tête.

La revue Article XI a d’ailleurs très bien montré cette “mutation marchande” dans un récent triptyque justement consacré à la Gare du Nord (merci @Urbain_ pour le partage), décortiquant ce qu’ils définissent comme “la fabrique d’un non-lieu” (reprenant la célèbre formule de Marc Augé) :

Bienveillante, la Gare du Nord enveloppe son consommateur d’une sollicitude aux contours sucrés. [...] Mécanique, narcissique, solitaire, la non-gare impose son ordre de supermarché.

Le choix du terme “non-lieu” dans leur titre n’est pas anodin, et symbolise tout le paradoxe de Gares & Connexions dont l’objectif affiché est justement d’amener les gares à quitter leur statut actuel de “non-lieu” (ou du moins, de lieu précaire voué uniquement au transit) pour atteindre celui de “tiers-lieu”, un concept dont nous faisions l’apologie il y a quelques mois et que nous soutenons sur le principe dans le cas présent… sans toutefois oublier de critiquer la manière.

Concrètement, “on parle de “tiers-lieux” (“third places” en anglais) pour évoquer la nouvelle fonction de ces espaces de pause”. Et comme leur étymologie l’indique justement, “gare” et “station” (voire “arrêt” de bus) ont d’abord été pensés comme lieux de pause (salles d’attente, temps de latence entre deux connexions, etc). On comprend alors que la SNCF souhaite “rentabiliser” ce temps d’attente, alors qu’elle risque en parallèle de voir la concurrence nuire à ses activités de transporteur…4

Mais si cette volonté d’apporter des services aux usagers est louable, ou du moins compréhensible, comment justifier qu’on la restreigne aux voyageurs munis de billets ? Paradoxal, alors que la vocation officielle de Gares & Connexions est justement « de  faire  rentrer  la  gare dans la ville et la ville dans la gare pour mieux “vivre ensemble” et ce quelque soit la complexité. » Malheureusement, il semble que la mutation des gares en “supermarchés” ne puissent se faire sans une karchérisation discrète des lieux, sûrement plus propice à la tranquillité des voyageurs-consommateurs mais relativement douteuse sur le plan social.

La gare, reflet d’une société excluante ?

Ainsi, quid des classes précaires qui gravitent à proximité des gares ? Clochards, toxicomanes, prostitué(e)s ou roms… ou simplement riverains précaires : pour eux, point de “contours sucrés” mais une “police du recoin” ayant pour vocation d’assainir la gare de sa mauvaise graine, comme l’explique Article XI :

Certaines personnes, indésirables, “ont la gare du Nord dans la peau”, résume un travailleur social. Il s’agit alors d’inventer une réponse disciplinaire permettant de les « éjecter  », selon les mots du personnel de la gare, mais surtout de bien les éjecter. Sur la longueur. Pour cela la SNCF recoure à une méthode compréhensive, indirectement coercitive. Elle s’improvise bureau de charité et se dote de relais effectuant un travail de repérage. La consigne : “empathie, fermeté, efficacité avec les plus démunis.” [in brochure de l’université de service SNCF]

Cela passe aussi par des mesures plus “douces” et donc invisibles, comme l’installation de plots empêchant de s’asseoir ou de s’allonger, le réaménagement des espaces en faveur du flux permanent, ou bien évidemment ces fameux portiques cloisonnant l’espace.

Et finalement, est-ce bien surprenant ? En réalité, la gare contemporaine n’est que le reflet de la société, et notamment de la manière dont nous concevons la ville. En effet, les évolutions décryptées ci-dessus font directement écho à deux tendances fortes de la pensée urbaine actuelle, et que nous avions analysées dans nos premières chroniques : la prévention situationnelle (les mesures de sécurisation “douce”), au risque de “sacrifier les urbanités” propres au lieu ; et plus généralement un “urbanisme de classe” évinçant ces “zombies modernes” que sont ces populations marginales. Nous n’irons pas jusqu’à dire, comme un commentateur d’Article XI, que les gares sont “sont devenues de vieilles salopes bourgeoises en quête de respectabilité”, mais le fait est là. Guillaume Pépy ne croit pas si bien dire quand il souhaite que “la gare devienne un nouveau centre-ville”… Elle semble bel et bien en prendre aujourd’hui le (triste) chemin.


Schéma par Jean-Noël Lafargue

Images CC Flickr par boklm, remiforall et boklm

Chaque lundi, Philippe Gargov (pop-up urbain) et Nicolas Nova (liftlab) vous embarquent dans le monde étrange des “urbanités” façonnant notre quotidien. Une chronique décalée et volontiers engagée, parce qu’on est humain avant tout, et urbain après tout ;-) Retrouvez-nous aussi sur Facebook et Twitter (Nicolas / Philippe) !

  1. Branche créée en réponse à l’ouverture des réseaux à la concurrence et aux conclusions sur Rapport Keller sur “La gare contemporaine” []
  2. “Gares & Connexions a pour ambition de faire de la gare un centre de services animé et fonctionnel ; de nouveaux services « malins » appelés à être déployés dans toutes les gares au quotidien, notamment en Île-de-france, ont été testés en 2010, cf. Rapport d’activité []
  3. Mais c’est relativement négligeable dans un quartier comme celui-ci, largement fourni en commerces de proximité. []
  4. La gare ? Un lieu de passage… où il fait bon rester !”, cf. La gare lieu de vie, destinée aux commerces souhaitant s’installer en gare []

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